Après plusieurs films qui avaient laissé la critique plus que partagée, Mia Hansen-Løve semble soudain avoir atteint le plateau de la maturité, avec cet opus d'une profondeur et d'une justesse inouïes.
La scène de pré-générique donne d'emblée le ton, ouvrant sur une sorte de "Memento mori", puisque, après une séance de recueillement plus ou moins escamoté sur la tombe de Chateaubriand, la caméra prend de la hauteur et fait apparaître le titre du film sur fond de ciel, en surplomb de ladite tombe. Petit rappel adressé à nos consciences volontiers oublieuses : c'est entendu, notre avenir commun n'est autre que le tombeau.
Épousant ensuite le mouvement de notre nécessaire étourderie, la caméra nous réentraîne vers la vie, sur les pas d'une Isabelle Huppert se dirigeant vers le lycée dans lequel, ainsi qu'elle l'exposera plus tard, elle "essaye d'apprendre à ses élèves à penser par eux-mêmes". Se dresse alors devant nos yeux charmés un beau portrait de prof de philo, aussi passionnée par son métier que par ses élèves, les guidant habilement parmi les mots d'ordre d'une grève un peu juvénile et parvenant à les ramener vers le contenu de son cours, à travers l'exercice constant du questionnement philosophique.
Cette première facette du personnage de Nathalie l'accompagnera, la portera, la secondera, parfois même la sauvera (on aurait voulu y croire...) tout au long du cheminement narratif. Cet axe salutaire et toujours pris dans un mouvement de vie - de quelque déconvenue qu'il puisse se révéler porteur - sera convoqué pour rééquilibrer le creusement, nettement plus sombre, des deux autres sillons qui permettront à la réalisatrice d'approfondir la figure de l'héroïne : Nathalie épouse et mère de deux grands enfants, bien vite délaissée après vingt-cinq ans de vie commune, et Nathalie fille de. Fille d'une mère qui devient folle et la rend folle, l'appelant à toute heure du jour et de la nuit. Fille à la fois indigne, esquivant de plus en plus souvent les appels maternels, et dévouée, finissant toujours par se rendre à ses convocations. Fille qui finit par se délester de cette mère infernale en la confiant aux bons et ultimes soins d'une maison de retraite. Mais fille qui se retrouve lestée d'un poids définitif, celui de la mort et du deuil, lorsque son infantile maman, ayant trop bien reçu le message implicite de sa fille, s'empresse de décéder, dans cette bâtisse où elle n'a été conduite que pour y mourir.
Après quelques fanfaronnades d'affranchissement, en mode "Délestée de mari, de mère et d'enfants, je n'ai jamais été aussi libre", le film voit alors s'épanouir ses scènes les plus profondes et les plus bouleversantes, comme lorsque Nathalie prodigue au chat de sa mère, Pandora, toutes les caresses et toutes les marques de tendresse qu'elle n'a pu adresser à la vieille dame ; lorsque ses larmes montent soudain, alors qu'elle a d'abord entrepris de retracer froidement au prêtre qui assurera l'office funèbre les grandes traits de l'existence de sa mère ; larmes dans le bus ; larmes chez l'ancien élève devenu ami, devant le constat du fossé qui sépare leurs croyances et leurs engagements, peut-être aussi devant le constat de la vanité de son enseignement, qui n'a pas eu l'effet fécondant escompté, ne parvenant pas à prévenir l'élève favori et brillant contre certaines ornières. Il est à signaler que, pour les spectateurs qui se seraient jusqu'alors déclarés agacés par le visage, certes beau, mais froid et imperturbable d'Isabelle Huppert, ce film serait à prescrire comme sur l'ordonnance la plus injonctive. Car les traits de l'actrice se mettent à nu, se livrent bouleversés, découragés, traversés d'attente soudaine ou bien superbement et dangereusement lointains, comme jamais, sans doute, ils ne se sont donnés à voir.
Et lorsque la caméra, à la fin, s'étant retirée de tout visage et de toute présence humaine, se fixe simplement sur un angle de l'appartement, tel qu'aperçu depuis l'entrée, on ne peut que songer à la solitude de la mère de l'héroïne, dans son propre appartement où elle en était venue à ne même plus quitter son lit, certains jours ; résonne alors en nous l'unique phrase du film ayant utilisé le nom éponyme "l'avenir", phrase lâchée froidement, professionnellement, par l'éditeur de Nathalie : "L'avenir semble compromis"...
Une superbe méditation, sous des dehors narratifs, sur l'avenir des liens humains, l'avenir de nos existences...