Jusqu'au dernier barreau de l'échelle.
Attention ce film contient un twist final mémorable. Je vais donc m'efforcer à travers cette critique de rester allusif et d'en dire le moins possible mais dans le doute et au cas où vous tenez à ne rien savoir avant de visionner ce film, je vous invite à vous abstenir de lire les lignes qui suivent.
Jacob Singer est un jeune employé des postes, vivant à New York. Vétéran du Vietnam, il reste hanté par son passé, son divorce et la mort accidentelle de son jeune fils dont il s'estime responsable. Ancien professeur, il vivote désormais dans un emploi qui lui importe peu et partage sa vie avec la séduisante Jezebel. Bientôt, il est victime de terrifiantes hallucinations au quotidien, qui le replonge à la fois dans le trauma de la guerre et dans sa culpabilité de père. Il apprend très vite que ses anciens frères d'armes sont tous victimes des mêmes symptômes et se convainc peu à peu de vivre les effets d'un produit toxique, le Benzoate, dispersé par l'état-major sur le delta du Mékong.
En 1990, Bruce Joel Rubin, scénariste talentueux de son état, s'ouvre les portes d'Hollywood avec le carton planétaire du film adapté de son scénario Ghost de Jerry Zucker. Très vite, les producteurs s'intéressent à son potentiel. Rubin déterre alors un de ces plus vieux scripts, oublié au fond d'un tiroir depuis une dizaine d'années. Il y laissait déjà transparaître ses obsessions sur le deuil et le bonheur perdu, bien avant l'écriture de Ghost.
Les producteurs s'intéressent alors au potentiel de ce script fantastique et en confie contre toute attente la réalisation à un cinéaste sans aucun précédent dans le cinéma de genre, Adrian Lyne. Mais celui-ci aura cartonné par trois fois durant les années 80 avec coup sur coup "Flashdance", "9 semaines 1/2" et "Liaison fatale". Rien à voir avec la filmographie d'un Carpenter donc et Lyne accepte sans aucun complexe la tâche de mettre en scène ce qui deviendra rétrospectivement à la fois son meilleur film (il ne reviendra curieusement jamais au fantastique) et une oeuvre majeure et séminale dans le genre dont elle transcende habilement les codes.
Pourtant à sa sortie, le film est un échec commercial. Son statut d'oeuvre culte viendra, comme bon nombre d'autres films, avec le temps. "L'échelle de Jacob" a la particularité d'être une oeuvre aux circonvolutions complexes dont le dénouement apporte une réponse "choc" à toute l'intrigue qui l'aura précédée, un coup de théâtre déstabilisant appelant un second visionnage pour mieux appréhender l'oeuvre, ce qu'on appelle désormais plus communément un twist.
Le procédé du twist n'est pourtant pas nouveau. Le premier film d'horreur de l'histoire "Le cabinet du docteur Caligari", exposait déjà un twist final étonnant. Le procédé sera utilisé par Alfred Hichcock notamment dans "Le grand alibi" et "Psychose". Sergio Leone, entre autres,s'en souviendra pour emmener son climax de "Il était une fois dans l'ouest" tout comme Franklin J. Schaffner dans "La planète des singes". Dans les années 80, Terry Gilliam estomaque ses spectateurs avec la conclusion de "Brazil", tandis qu'Alan Parker s'y essaie lui aussi avec succès pour "Angel Heart". Mais il faudra attendre la fin des années 90, pour que le procédé scénaristique prenne véritablement son essor au travers de la révélation finale de "Usual suspects" dans lequel Bryan Singer et son complice Christopher McQuarrie révèlent une duperie qui surprendra la totalité de leur public. Suivront quantité de films utilisant le twist final avec plus ou moins de succès ("L'armée des douze singes", "Fight club", "Memento", "Old boy", "Ace Ventura", "Les bronzés 3", etc...) Notons aussi que certains "retournements de situation" se font en milieu de métrage, comme une sorte de point de bascule, voir "The secret" ou "L.A. Confidential" (remember Rollo Tomasi).
Un bon twist final c'est donc une manière d'emmener le récit vers un dénouement que le spectateur ne peut prévoir et qui l'emmènera à réinterpréter le film tout entier en fonction de la révélation qui lui sera faite en bout de métrage.
Mais ce serait une erreur de croire que tout l'argument du long-métrage de Lyne se trouve dans son climax.
Impossible de nier aujourd'hui l'influence qu'aura eu "L'échelle de Jacob" sur d'autres oeuvres.
Des films bien sûr, lui reprennent un twist rétroactif quasi-similaire comme "Sixième sens" ou "Shutter island". Mais au-delà de ça, la série de jeux vidéos "Silent hill" et plus particulièrement le second opus, véritable joyau vidéoludique, "emprunte" un nombre considérable d'éléments au film de Lyne que l'on peut considérer comme son véritable pendant cinématographique. Ainsi dans "Silent hill 2", James Sunderland, le personnage que le joueur incarne, porte les mêmes fringues que Jacob Singer. Ils ont en outre les mêmes initiales, se retrouvent coincés dans une station de métro aux grilles cadenassées, sont rongés par la culpabilité et le deuil, et refusent la vérité pour lui préférer un quotidien cauchemardesque.
A l'origine, le scénario original de Rubin versait plus encore dans l'imagerie religieuse que le résultat à l'image. Plusieurs images d'Epinal telles les démons cornus seront gommées par Adrian Lyne qui lui préférera une atmosphère moins ouvertement fantastique mais plus proche du sensoriel propre à son cinéma.
Ainsi, après la traumatisante première scène en "flash-back" au Vietnam, Lyne brise déjà les repères du spectateur en enchaînant sur une scène se passant à New York. Jacob se trouve dans une rame de métro et se réveille subitement. La première scène était donc un cauchemar ou un souvenir de son passé. Le personnage semble dès le départ désorienté. Les premiers éléments de déphasage se font dès cette scène (la queue du démon, les affiches publicitaires aux slogans prophétiques). Puis c'est le personnage qui se perd et semble un temps dans l'incapacité de remonter à la surface.
Car le personnage entreprend bel et bien une ascension tout le long du métrage basée sur le modèle de "La divine comédie" de Dante, à savoir endurer l'enfer, connaître le purgatoire et atteindre le paradis.
Ainsi de manière formelle, pour mieux désorienter le spectateur, Lyne accentue le déphasage progressif du héros via une alternance entre des séquences cohérentes et d'autres abstraites. Il s'appuie en outre sur l'intrusion de créatures déshumanisées via des visions terrifiantes qui débordent sur le quotidien de Jacob. Des monstres à la morphologie humaine dérangeante, aux faciès sans visages, animés de réflexes saccadés et dont l'esthétique renvoie aux travaux de Bacon et influenceront le bestiaire des "Silent hill".
Plus audacieux encore, le réalisateur brouille subtilement les frontières spatio-temporelles du récit en égarant son protagoniste dans plusieurs époques et lieux de son existence sans continuité logique évidente au premier visionnage. Ainsi Jacob revivra-t-il le trauma du Vietnam, retrouvera sa famille dont son défunt fils avant de se réveiller à nouveau aux côtés de cette Jezebel dont il réalise qu'elle lui est totalement inconnue. Dès lors, le calvaire du héros, c'est de croire qu'il perd la raison dans un quotidien où il ne se reconnait pas et où tout lui devient hostile.
Face aux dérèglements cauchemardesques de la réalité qui l'entoure, Jacob apparaît comme contraint à subir et à rester témoin de ce que lui seul peut voir (il n'apparaît d'ailleurs jamais dans le même plan de ses visions, ce qui renforce l'identification du public avec le personnage). Son itinéraire convoque alors ce sentiment d'inquiétante étrangeté chère à Freud, où l'angoisse s'insinue sans raison évidente dans le quotidien jusqu'à en rendre sa banalité terrifiante. La paranoïa s'insinue insidieusement et le spectateur finit par s'interroger tout autant que le héros sur ces manifestations que Jacob s'évertue à essayer d'expliquer.
Ainsi, la théorie du complot n'est abordée que comme une tentative de réponse logique par Jacob à toute cette étrangeté. Pourtant, Lyne parsèment son métrage de plusieurs pistes et d'éléments aidant le spectateur à se préparer au coup de théâtre final : le passage de l'hôpital, le personnage bienveillant du chiropracteur, les photos de famille présentées comme celles d'une vie révolue.
On peut dresser un parallèle entre le final de "Jacob's ladder" et celui de "Brazil". Dans les deux cas, le pouvoir de l'onirisme et de la subjectivité est presque absolu, jusqu'à permettre à l'individu de s'affranchir de la réalité de sa condition. La différence étant que là où le héros de "Brazil" se servait de l'imaginaire comme d'une échappatoire à la terrible expérience physique et où il finissait par prendre une part active à son propre fantasme, Jacob lui subit son périple plus qu'il n'y participe. Sa passivité en font une victime tragique et désemparée tout le long du film et le rapproche d'un équivalent littéraire, Joseph K, le protagoniste du "Procès" de Kafka (Jacob en viendra même à engager un avocat qui refusera de le représenter contre l'état-major vu le caractère inextricable de l'affaire).
Si aujourd'hui le concept éculé du twist, de retournement de situation, ne surprend plus personne au point que les spectateurs les plus blasés s'évertueront sans cesse à vouloir trouver une conclusion à n'importe quel film (bon ou mauvais) avant même son dénouement plutôt que de se laisser porter par le spectacle, celui de "L'échelle de Jacob" ne surprendra évidemment pas tout le monde. Mais force est de constater qu'il est remarquablement amené et que l'ultime scène à la fois sobre et déchirante, d'une cohésion parfaite avec l'émotion de la séquence précédente, résonne comme une triste libération et apporte une réponse définitive à tout le cauchemar qui l'aura précédé.
"L'échelle de Jacob" est donc, à mon sens, une oeuvre indispensable à la culture de tout fantasticophile tant les oeuvres qui s'en sont inspirées sont aujourd'hui légion. Un classique du thriller paranoïaque et du film d'angoisse, un réquisitoire de plus contre la guerre et une réflexion sur le deuil, la solitude et l'aliénation de l'homme moderne en plus d'une dénonciation de la déshumanisation grandissante de la société dans laquelle il évolue. Bouleversant.