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Emperor of the North Pole est un duel entre Shack (Ernest Borgnine), capitaine du train numéro 19 qui se targue de n’avoir jamais embarqué de passager clandestin, et A-No.1 (Lee Marvin), clochard vagabond bien déterminé à être le premier à relever ce défi. L’empereur, c’est à la fois le tyran et le conquérant, tous deux à la recherche de la suprématie sur Rome, alias le train, personnage à part entière qui remplace les habituelles villes.
Le titre d’empereur, à consonance historique, n’est pas anodin. Car dans l'œuvre écrite par Christopher Knopf et mise à l’image par Robert Aldrich, c’est l’Amérique des laissés pour compte qui se forge sa propre mythologie. Au cœur de la récession, en 1933, ceux qui n’ont rien (et qui sont nombreux) doivent se créer une place dans un monde qui ne leur en laisse pas, rentrer dans la légende afin d’avoir une identité. Alors c’est tout un univers qui prend forme, fait de rites entre chemineaux, de patronymes évocateurs, d’exploits fabulés que l’on vante à qui veut les entendre, de territoires mythiques à explorer, et de règles tacites qui animent ses habitants. Et d’une place au sommet à conquérir.
C’est là tout le drame de cette histoire. Shack est un bourreau, un patron qui règne par la terreur sur son équipage, poussé par l’orgueil mal placé d’un homme lui-même au bas de l’échelle sociale et qui ne trouve son importance que par la domination. Tout comme A-No.1 qui ne fait guère état de ses congénères qu’il ne cherche qu’à impressionner. Ils ne sont rien pour leur pays, mais ils parviennent à trouver une raison d’être en devenant maîtres de ce rien et atteindre la postérité, quitte à délaisser toute chance de créer du lien avec autrui.
Les auteurs posent un regard sombre sur l’homme en temps de crise, entre natures sadiques qui peuvent pleinement s’exprimer, jeux et gains tirés des épreuves des plus miséreux que soi, et incapacité à la solidarité par instinct de survie et besoin d’exister. Et les rares incursions de l’extérieur, via des bulletins d’informations et des discours de politicards détachés de la détresse du réel, ne font que renforcer cette fracture. Comme le dit A-No.1, même la justice est fauchée, et ces pauvres erres sont donc livrés à eux-mêmes dans leur vaine querelle meurtrière. A ce titre, la relation bourgeonnante entre Lee Marvin et Keith Carradine, laissant transparaître entraide et passation de savoir, est irrémédiablement vouée à l’échec, entravée qu’elle est par la nécessité d’être seul au sommet de la chaîne alimentaire. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois.
Et pourtant, malgré le terrible constat que fait le film, il reste néanmoins très léger. Il y a un véritable décalage tonal entre la violence des événements narrés et l’écrin ludique qui les entourent, fait de musiques guillerettes, de vannes bien senties et de splendides images d’un train dynamique qui perce la verdure de l'Oregon.
On se gausse des saillies de Lee Marvin au même titre que l’on frémit devant la rage de Borgnine, et nous aussi, in fine, faisons fi de l’horreur du réel pour se projeter dans un univers mystique qui laisse la place à l’épique et à l’espoir d’une raison d’être.