L’univers d’Andreï Tarkovski n’est pas réputé pour être l’un des plus faciles à sonder. Connu pour ses œuvres aux dimensions philosophiques généralement poussées, le réalisateur russe a su faire date dans l’histoire du cinéma grâce à la puissance de ses films et à leur beauté visuelle. Après une initiation abrupte avec son très célèbre Stalker (1979), qui reste encore pour moi plein de mystères, j’ai choisi de faire un retour en arrière et de m’intéresser à son premier long-métrage, L’Enfance d’Ivan. Un film de guerre d’une précision rare, visuellement fascinant, préfigurant déjà la grande carrière de l’énigmatique réalisateur soviétique.
L’Enfance d’Ivan n’est pas qu’un film sur un enfant embarqué dans la guerre, c’est un film de guerre sur la guerre elle-même, sur ce qu’elle a de plus dangereux vis-à-vis de l’humanité. Les personnages et les décors sont peu nombreux, et c’est en cela que consiste ce film, en une synthèse de la guerre, plus qu’en un grand drame épique. Il y a la menace, avec les missions d’Ivan en tant qu’éclaireur au milieu des tirs, la destruction, avec les villages en ruines, l’oppression des civils, qui se retrouvent sans toit, les pulsions de l’officier envers Macha, le danger permanent… Tarkovski montre peu de personnages, mais les choisit suffisamment bien pour mettre en scène une guerre dont on croit connaître beaucoup, mais dont la vraie nature nous échappe toujours.
Vraisemblablement situé lors de la Seconde Guerre Mondiale, L’Enfance d’Ivan nous montre le conflit du point de vue des soviétiques, fait relativement rare. Réalisé presque dix ans après la mort de Staline, il est loin de faire l’apologie des idées de ce dernier, au contraire, puisque ce sont avant tout des individus bien distincts qui sont ici mis en valeur, chacun ayant ses propres aspirations et volontés. La guerre n’est pas un facteur d’émulation où patriotisme, fierté et engouement sont dans le cœur de tous. C’est devenu un univers de loups où l’entraide est bienvenue, mais où chacun est mené à tracer sa propre route.
Mais c’est surtout le rapport à l’enfance qui donne toute sa profondeur au film. Ponctué par des flashbacks réguliers où Ivan rêve de son enfance avec sa mère, à jouer avec d’autres enfants, le film, plongé dans une atmosphère de guerre et de ruine, laisse place à la douceur, la beauté et l’allégresse. Car L’Enfance d’Ivan est, en soi, un film qui cherche à faire l’apologie de l’humanité et à en montrer ses meilleurs traits. En effet, de prime abord, le but est de créer une opposition brutale entre les temps difficiles de la guerre, la déshumanisation, et la joie des moments d’innocence de l’enfance. Mais, en réalité, Tarkovski cherche ici à ramener le spectateur à ce qu’il y a de plus fondamental chez l’humain, c’est à dire profiter de la vie et de chanter ses louanges. Et c’est aussi un film sur la pureté de l’enfance et sa sincérité. Chez lui, Ivan était un enfant comme les autres, qui aimait s’amuser et était curieux. Et en temps de guerre, c’est lui qui prend les devants, qui insiste pour accomplir sa mission et faire bouger les choses. L’enfant est donc présenté comme un incarnation de l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus pur et de plus vaillant, et l’humanité des autres personnages transparaît à travers lui.
Fable sur la guerre, poème sur l’enfance et l’humanité, film philosophique, L’Enfance d’Ivan n’est donc pas juste un film de guerre, mais bien plus. Proche des Quatre Cents Coups (1959) de Truffaut pour son rapport à l’enfance, et d’un Rashomon (1950) de Kurosawa pour son minimalisme apparent et son esthétique fascinante et onirique, L’Enfance d’Ivan est une oeuvre forte et marquante. Andreï Tarkovski y montre déjà son aptitude à magnifier sa mise en scène, à faire de son sujet un vrai travail de philosophe, profond, à la fois très réel et presque fantastique par l’esthétique qu’il met en place dans ses films. Un premier long-métrage puissant de la part du réalisateur russe, à la fois dur et fascinant, dramatique et poétique.