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Ça y est, je me suis lancé. Il m’aura fallu des années de cinéphilie pour oser Tarkovski, ce cinéaste dont le nom fait frémir rien qu’à l’aura qui l’accompagne. Tout ce que j’ai pu lire durant ce temps me faisait douter : serait-ce trop hermétique? Trop contemplatif? Trop rêche? Une peur de la tonalité de son corpus et de l’érudition requise pour l’apprécier. Mais j’ai franchi le pas, me procurant le coffret intégral de chez Potemkine en profitant de leur promo de rentrée. Et là encore débat, par quel film commencer? Aucun des forums et fils reddits visités ne donnaient la même réponse, je me suis donc résolu à attaquer son œuvre dans l’ordre chronologique, choix somme toute avisé dans la plupart des cas. D’autant plus que L’Enfance d’Ivan a la politesse de ne durer que 1h34. Comme le laisse supposer ma note, j’ai plutôt apprécié, mais je n’en ai pas moins de doutes pour la suite (surtout Solaris).
L’Enfance d’Ivan, c’est le récit de l’individu dans l’Histoire, de l’intériorisation de celle-ci jusqu’à un point de non retour, où le destin est déjà scellé par le traumatisme du vécu. Ivan, dès lors qu’il apparaît à l’écran, la peau sur les os et le regard dénué de toute trace de l’enfance qui devrait être la sienne, est déjà ruiné. Les batailles à venir, les sermons des officiers, les périls du front, plus rien ne peut le toucher. Seuls subsistent des rêves, où sa mère est encore vivante et dont le trépas a signé le point de bascule du gamin, qui s’achèvent invariablement par une mort violente pour Ivan.
L’onirisme et le cauchemar s’entremêlent entre eux, et avec la réalité. Comme avec cette nature, envoûtante sous la caméra de Tarkovski, où les forêts de bouleaux semblent infinies et éclatantes de contraste mais sont le théâtre d’un baiser aussi volé qu’il est esthétiquement brillant, et où les marais noirs sont sublimes et lugubres, hantés par les soldats qui s’y sont abîmés. Alors quand le rêve est infernal, et qu’il déborde sur le peu de vie qu’il reste, il faut bien le caractère trempé et sûr de lui qu’arbore le jeunot. Il faut se trouver une utilité pour survivre, non pas par vengeance mais par automatisme. Défilent alors les corps et les esprits décharnés qui ne voient pas la lumière au bout du tunnel.
L’enfance titulaire ne peut s’accomplir que dans l’ultime séquence, sur la plage, Ivan étant enfin libéré du joug du réel. Il était condamné d’avance par le monde des hommes, et seule l’étreinte sépulcrale de sa mère pouvait lui redonner son innocence, tandis que les ombres s’effacent des paysages.
Malgré cette richesse thématique, et l’indéniable beauté plastique de l’ensemble, c’est bien le ton qui a freiné mon emportement total dans le récit. Ce mélange de préciosité et d’âpreté qui me sort parfois du film et me fait frôler l’ennui. Sur les près de trois heures de certaines des œuvres du monsieur, j’ai peur de ne plus en être à frôler. Mais L’Enfance d’Ivan n’est pas la plus révérée des productions Tarkovski, on verra donc en temps et en heure ce que cela donne. Et cette séance m’aura au moins fait comprendre l’emploi des négatifs et des pommes par Jonathan Glazer dans The Zone of Interest.