Champs de blé à perte de vue, jaune éblouissant qui ondoie sous un ciel trop bleu, terrifiante précision des tiges et des feuillages sous lesquels se glissent les enfants pour accomplir leur farce sanglante. D'emblée, je suis transportée dans l'atmosphère d'un tableau préraphaélite à la John Everett Millais où la netteté du dessin hyper-réaliste, la densité des couleurs et l'épaisseur des lumières caressant l'immensité suscitent l'inquiétude puis l'effroi. Un "style grotesque et bizarre" comme on qualifiait la peinture préraphaélite, équilibre impossible entre un réalisme cru, violent et le voile diffus de la fantasmagorie.
Nous regardons le monde impitoyable des adultes à travers le regard de l'enfant, ses yeux grands-ouverts sur ce qui l'entoure, chagrins hurlés, frustrations rancunières, désirs et pulsions cachées, cruauté et souffrance qui lui sont incompréhensibles. Car rien ne lui est épargné, on ne lui cache rien mais on ne lui explique rien, tout entier dans son regard muet, il est le miroir contraint de subir le déferlement égoïste et sans retenue des tortures émotionnelles des adultes et le monde familier se déforme subtilement , vaste et insondable, inondé de lumière trop crue, de crépuscules rougeoyants ou d'opaque noirceur, cachant je ne sais quoi dans ses replis, des vampires ou des anges aux ailes coupées.
Époustouflant de beauté et de poésie, de bout en bout, chaque image est un tableau, une œuvre à part entière, et l'on coule de l'un à l'autre sur le fil de la musique, envoutante mélancolie, soutenant et décuplant les émotions: Immensité des champs à perte de vue, bicoques de bois noircis dressées acérées, intérieurs drapés de lumière, parsemés de symboles, visages et corps se figeant dans des attitudes aux lyrisme poignant, tout est tableau puissamment évocateur. Chaque plan parfaitement cadré, chaque image composée avec soin, chaque détail à sa place. Quel travail! Quelle œuvre! Quelle puissance! Car loin d'un esthétisme purement visuel, la beauté vivante, violente et charnelle jaillit des tripes et nous happe, nous avale, nous submerge: la terrible beauté de l'effroi, l'horreur qui se cache dans la lumière.
Miroir de la réalité transfigurée par le filtre de l'émotion, l'imagination, seule façon de la comprendre et de l'intégrer, seule façon de l'aborder sans en être détruit, l'âme disloquée par une révélation aussi implacable de tout ce que la condition humaine a d'effroyable et de terrifiant. Les sujets abordés, parfois effleurés ou suggérés sont terribles, mais peu à peu distillés sous le déguisement du rêve ou du cauchemar, nimbés de la clarté d'un conte macabre, ils nous pénètrent et nous poursuivent, s'accrochent à nos souvenirs, visions fantastiques d'une brutalité implacable et d'une tragique beauté. La marque des images continue de laisser sa trace en moi, évoluer et creuser son empreinte plus profondément et précisément, mais goutte à goutte, à mesure de ma capacité à l'accepter, déchirement de noirceur impossible à regarder directement, mais par l'entremise d'un miroir, et d'images persistantes, l'enfant nous renvoie notre propre épouvante sans justification, sans explication, telle qu'elle lui est assenée, implacable poésie de l'horreur. Magnifique et bouleversant, saisissant de beauté poignante.