À 83 ans, Marco Bellocchio poursuit, dans L’Enlèvement, ce regard habité sur l’Histoire de son pays, gangrené par des institutions à la tête desquels les hommes restent gouvernés par leurs passions. Après avoir évoqué la Mafia, les Brigades Rouges ou encore la période fasciste, le cinéaste remonte davantage le temps pour s’intéresser au rapt, par l’Eglise catholique, d’un enfant juif baptisé en secret par une bonne en 1858, et du combat de sa famille pour le faire renouer avec ses racines.
Nous sommes ici, dans le bon sens du terme, face à un film à l’ancienne : en s’emparant d’une histoire réelle, le cinéaste reconstitue un monde où la fascination du décorum, des costumes et des cérémonies instille la domination d’un système idéologique. Les intérieurs nuits, en clairs obscurs très picturaux, bâtissent un univers secret et ritualisé à même d’embrigader un enfant qui va se vouer corps et âme à son ravisseur. Bellocchio tresse, dans cet univers rigide, une intrigue où les montages alternés mettent en écho le désarroi d’une famille spoliée et un récit initiatique clivé, où la vocation de l’enfant va embrasser la cause d’une Église qui affirme avant tout son pouvoir. La variété des tons convoque elle aussi cette idée d’un film total, où le lyrisme opératique et grandiloquent se voit constellé de certaines piques d’un humour acerbe pour mettre à mal le sérieux des institutions, à la faveur de quelques rêves blasphématoires (un Christ décloué, par exemple) ou de fantasmes cauchemardesques voyant le souverain pontife contraint par une armée de rabbins à une circoncision forcée.
L’indignation de la famille, et la dimension nationale donnée à cet événement suffirait à faire du film un récit poignant et intime, mais cela ne va évidemment pas suffire à Bellocchio, qui n’est jamais aussi intéressé par un sujet que lorsque celui-ci s’abîme dans les complexités et l’ambivalence. Le parcours d’Edgardo va ainsi travailler la question de l’embrigadement, voire du syndrome de Stockholm, pour diversifier les portraits du fanatisme : celui, institutionalisé, d’un Pape avide de se prouver que sa domination se pérennise, ceux des hommes de pouvoir sous ses ordres dans une cours presque mafieuse, et celui d’un jeune homme pensant, dans son engagement, s’émanciper du carcan familial.
Cette lutte des influences se révèle d’autant plus vaine qu’elle se déroule dans un monde finissant, le pouvoir du Vatican étant sur le point d’être destitué par l’imminente unification de l’Italie. La scène finale, qui voit revenir la question du baptême forcé face à un être fragilisé, poursuit ce regard désabusé et indigné d’un cinéaste face à la répétition des erreurs, et la répétition d’une Histoire dont les aveuglements trouveront toujours des échos avec un monde contemporain qui, lui non plus, n’a rien appris.