Il n'y a rien de si notable dans le cinéma de Jean Renoir qui définirait, autant que pour d'autres cinéastes, ses films comme « chefs-d'oeuvre ». Ni les suspensions silencieuses d'un Bergman, ni les plans aristocratiques d'un Visconti, qui fondent la détermination de leurs films comme chefs-d'oeuvre, ne se retrouvent chez Renoir. Lui filme une histoire, non des sensations, lui filme des lieux, non une atmosphère. La sensation et l'atmosphère que les grands cinéastes peuvent fabriquer dans la forme de leur film, c'est-à-dire directement dans la réalisation ou dans la direction des acteurs, Renoir les laisse naître d'eux-mêmes, comme fruit d'un seul et simple désir : filmer une histoire dans un lieu.
L'étang tragique est pleinement ancré dans cette tradition d'un cinéma « primitif », comme l'est celui de Murnau, quand la beauté d'un film afflue de l'enthousiasme de raconter une histoire d'amour, d'aventure, d'héroïsme, de tragédie. De la même façon que dans L'Aurore, l'espace narratif est divisé en deux lieux : la ville et la campagne. Dans le film de Renoir, la distinction est plus singulière, puisqu'il s'agit d'un petit village perdu dans la forêt et d'un marais hostile pullulant d'alligators et de mocassins d'eau. Un homme parti chercher son chien dans le marais fait une rencontre d'un premier abord peu heureuse, et qui évolue finalement en une coopération amicale. Ben et Tom nouent une amitié secrète dans le lieu hostile du marais, quand du côté de la ville les histoires d'amour se rompent ici et se renouent ailleurs, la haine déferle avant de laisser place au lyrisme de la danse, des retrouvailles amoureuses et de la vérité rétablie. Il n'y a en somme rien d'extraordinaire dans cette histoire, et ce n'est d'ailleurs pas là l'ambition de Jean Renoir, gardant ses distances avec toute prétention à l'exceptionnel. C'est au contraire à l'instant de filmer que surgit la beauté de ses personnages et de ses lieux. Renoir aime l'eau, les feuillages, les fourrées, les troncs envahis par les mauvaises herbes. Et ses personnages, tantôt bons et innocents, tantôt méchants et pétris de mauvaises intentions, naviguent sur ces eaux, marchent à pas mesurés sur la terre grouillante de serpents, ou se précipitent dans les tourbières.
Du travelling de Ben voguant lentement sur le marais, et cherchant son chien au son du cor, au plan fixe de Tom se penchant sur une flaque d'eau pour s'abreuver, avant de se faire mordre par un mocassin au corps onduleux comme une ressort, Jean Renoir prouve, plus qu'aucun cinéaste brillant par la forme, sa passion de filmer, et par là même son authentique amour du cinéma.