L'étrange Manoel de Oliveira
En connaissez-vous beaucoup des hommes qui, à 102 ans (lorsqu'il tourna le film), filment comme ils pensent avec une poésie et une rêverie déconcertantes que beaucoup de jeunes auteurs envient ? Car si l'expérience a ses limites, L'Etrange Affaire Angélica est sans doute le plus beau, le plus poétique et le plus enivrant des films de l'année 2010.
Pour rappel, l'histoire est celle d'Isaac, jeune photographe appelé par une riche famille afin de faire l'ultime portrait d'Angélica, jeune mariée qui vient de mourir. Subjugué par sa beauté, Isaac voit, dans l'objectif de son appareil photo, revivre Angélica. Dès lors, la jeune femme ne cessera de venir hanter ses rêves et sa réalité.
L'histoire est très belle. Je ne peux m'empêcher d'y trouver l'influence d'Edgar Allan Poe, une sorte de « portrait ovale » à l'envers. Le film prend le temps de développer l'histoire, d'installer l'étrange, de raconter la vie d'Isaac, artiste solitaire. C'est donc à une réflexion sur l'art que nous invite Manoel de Oliveira. L'art de la photographie qu'Isaac pratique à un degré absolu ne le mènerait-il pas à la mort ? Les quelques personnes qui forment son entourage ne cessent d'ailleurs de se poser la question. Cet homme qui parle avec peu de mots mais avec beaucoup de photographies, figure centrale du film, est vraiment très intéressant.
Quand à la réalisation, elle est extrêmement raffinée. On comprendra aisément l'absence de travellings, de panoramiques, de prises volantes... Ici, la caméra est fixe, stable et on assiste à de longs plans-séquences. Le réalisateur portugais sait y faire et ça se voit : chaque plan est un véritable tableau. Le cadre et la composition y sont travaillés à l'extrême si bien qu'on s'extasie tout au long du film. Les touches de fantastique (l'apparition fantasmagorique et fantasmatique d'Angélica) apportent encore plus de beauté à l'ensemble.
Pourtant, cette réalisation soignée a sans doute ses limites. Les rebondissements du scénario n'étant déjà pas nombreux, l'absence de changement de rythme dans la narration vient poser problème. On a parfois la sensation étrange d'admirer ce film comme on reste béat devant un tableau de la Renaissance dans un musée. La frontière est parfois mince entre les arts mais quand elle est ici effacée à un tel point, le cinéma perd sa spécificité pour n'être plus qu'une succession de peintures.
Il n'en reste pas moins que le centenaire portugais nous livre ici un très beau conte fantastique intemporel comme son auteur. En ces temps où la précipitation prime sur la réflexion, on ne pourra que déguster ce verre de la sagesse des anciens.