Parler de l’expressionnisme au cinéma revient souvent à parler du cinéma allemand des années 1920, et de prendre pour point de départ Le Cabinet du Docteur Caligari (1920). Pourtant, pour revenir à ses véritables origines, et s’enfoncer un peu plus loin dans l’histoire du cinéma, il convient de s’intéresser à un film antérieur, déjà très annonciateur de cette période du cinéma allemand : L’Etudiant de Prague, sorti en 1913.
Mouvement qui a touché tous les arts, l’expressionnisme s’est manifesté dans le cinéma de manière tardive. En effet, de manière générale, l’expressionnisme a puisé dans l’anxiété grandissante du peuple et des artistes vis-à-vis de l’atmosphère conflictuelle qui émanait en Europe et, notamment, du spectre de la Première Guerre Mondiale, qui approchait à grands pas. Au cinéma, l’expressionnisme s’est davantage construit sur les ruines de cette dernière, sur les souffrances et les interrogations du peuple allemand, ruiné et désorienté. Pourtant, lorsque l’on s’intéresse au cinéma expressionniste, le nom de L’Etudiant de Prague, premier film de Paul Wegener en tant qu’acteur et réalisateur, revient souvent, car il s’avère annonciateur de l’explosion de ce mouvement au début des années 1920.
En effet, si Le Cabinet du Docteur Caligari reste unanimement considéré comme étant le manifeste du cinéma expressionniste, L’Etudiant de Prague en a déjà presque tous les codes, ou au moins les amorces. Nous faisons la connaissance d’un jeune étudiant (campé par un Paul Wegener bien plus âgé, mais il est aisé de passer outre ce détail) sans le sou, qui cherche à s’émanciper et à mener la belle vie. En promettant à un vieil homme étrange de vendre n’importe quel bien présent dans son appartement, l’étudiant lui permet d’acheter son propre reflet, contre une somme colossale. Si la démarche le surprend, il n’en demeure pas moins heureux, et cela lui ouvre la voie vers la conquête d’une comtesse dont il vient de s’éprendre. Le film va alors jouer sur le changement de vie radical de Balduin (l’étudiant), et la menace que va représenter la libération de son propre reflet. Une atmosphère pesante et inquiétante règne sur L’Etudiant de Prague, avec la présence, on ne sait où, de ce double maléfique, pouvant surgir à n’importe quel instant pour briser le destin de Balduin.
Écrasant souvent ses personnages dans de grands décors, c’est un film qui propose une ambiance tout à fait particulière, rendant Balduin impuissant face à son destin, construisant autour de lui un monde immense où règnent des forces qui le dépassent. Cette atmosphère fantastique, peu commune à l’époque, est l’un des piliers de L’Etudiant de Prague, qui cherche à exploiter le medium cinématographique pour raconter ce qui ne peut être vécu d’ordinaire, pour matérialiser ce que l’on ne peut matérialiser dans la vraie vie. Très prenant, le film atteint de véritables pics d’intensité lorsque Balduin se retrouve confronté à son véritable double, dans des scènes qui surprennent par leur efficacité, employant des effets spéciaux certes rudimentaires, mais qui le rendent inhabituel et surprenant pour l’époque.
Le dédoublement, élément central dans L’Etudiant de Prague, sera largement repris dans le cinéma expressionniste. On pense forcément au Cabinet du Docteur Caligari, mais aussi à De l’aube à minuit (1920), au sosie mal intentionné dans le Fantôme (1922) de Murnau, aux multiples facettes du Docteur Mabuse dans le film du même nom (1922) ou encore au double maléfique créé par Rotwang grâce à la femme-robot dans Metropolis (1927), sans compter tous les personnages complexes et aux diverses facettes rencontrés dans le cinéma expressionniste. On pense aussi à cette menace invisible mais omniprésente, qui évoque largement le futur Nosferatu (1922) de Murnau. Enfin, c’est aussi l’illustration d’un rêve impossible, avec cette volonté de s’extirper d’une situation modeste vers un certain idéal, qui fait penser à La Terre qui flambe (1922), à L’Aurore (1927) ou encore à L’Homme qui rit (1928). Dans ces quelques éléments qui balisent le cinéma expressionniste ou, plus largement, une certaine partie du cinéma allemand des années 1920, nous retrouvons des points de convergence avec L’Etudiant de Prague, dont on perçoit alors l’influence majeure qu’il a pu avoir sur le cinéma des années qui le suivirent.
Au-delà des considérations à l’égard de l’héritage du film, il faut reconnaître, également, l’ambition dont il fait preuve pour un film de l’époque, notamment dans une Allemagne où le cinéma doit encore écrire ses lettres de noblesse et où il attend une véritable éclosion. L’Etudiant de Prague, véritable succès international, en sera l’un des grands instigateurs, tout en lançant la carrière de Paul Wegener, qui s’imposera comme un réalisateur emblématique du mouvement expressionniste, notamment avec ses deux versions du Golem, en 1915 et en 1920.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art