Comment réussir à restituer au mieux le message de l’évangile ? Peut-on mettre en scène la vie de Jésus ? Le risque majeur est de tomber rapidement dans une succession de scènes, plus ou moins fidèles au texte original. Ce travail titanesque d’adaptation requière une profonde connaissance de la parole sainte et surtout une foi immense.
Un cheminement saccadé et compliqué
Ici, Pasolini réussit à se surpasser pour nous livrer une vision très proche de l’évangile de St Matthieu. On est pourtant surpris et déstabilisé par la succession saccadée, abrupte des plans. Pasolini essaye de traiter l’ensemble de la vie du Christ, de l’Annonciation à la Passion. Ce choix arbitraire le conduit à filmer des instants de vie, des parties de l’Evangile. Nous sommes parfois perdus dans cette masse qui s’abat sur nous et qui nous laisse démunis, fascinés par la puissance de l’image et de la parole du Christ. Le réalisateur cherche à dessein à nous mener dans son cheminement compliqué. Mais le côté saccadé du film parvient progressivement à créer une proximité entre Jésus, les disciples et le spectateur. Derrière la parole sainte, une profonde humanité se dégage des personnages.
Le destin inéluctable de Jésus est présenté de manière originale ; plutôt que de privilégier une évolution linéaire, Pasolini nous montre dans une première partie l’ascension de Jésus, son affirmation progressive et sa reconnaissance grandissante auprès de la population. C’est le temps d’une relative insouciance. La tension dramatique s’accentue dans la seconde partie à mesure que Jésus s’achemine vers sa propre mort.
Un travail plastique formidable
Pasolini s’affranchit du cadre et des personnages contraignants en faisant appel à des acteurs non professionnels mis en scène dans une Italie désolée. Faire jouer des acteurs non professionnels confère au film un côté profondément réaliste, sensible et touchant. La fragilité, la beauté brute des personnages ressort immanquablement. La pauvreté et la simplicité des moyens ne font que donner plus de relief aux évènements qui se déroulent. Cette symbolique fait ressortir avec passion et force la vie de Jésus. Le paysage, l’environnement se prête assez bien à l’action du film. On se croirait pris dans un tableau, confronté à un élément incontrôlable ; comme le spectacle de la mer démontée, le cadre désertique et inhospitalier de la campagne italienne est sans échappatoire.
Le jeu de la caméra
La caméra nous porte, elle s’attarde très longuement sur les visages, sans nous révéler la profondeur psychologique des personnages. On ne peut que saisir des émotions, des réactions spontanées. On ne sait comment interpréter les comportements de la foule, des disciples et même de Jésus qui garde une expression impassible, solennelle. Malgré tout le désespoir et la détresse sont perceptibles. Le jeu des regards est incroyable ; le silence est préférable à la parole. Les visages expriment plus que les mots pour venir manifester la souffrance, la beauté, la stupeur.
Pasolini nous le dit lui-même :
« Dans mes films […] Il y a prédominance des gros-plans, gros-plans frontaux, pas en fonction de l’efficacité expressive mais en fonction de la sacralité. La caractéristique de cette forme idéologique, c'est le désespoir. »
Derrière la masse indistincte des disciples apparaissent quelques comportements, des réactions qui détachent successivement chacun de ces hommes de l’ensemble auquel ils appartiennent. Pasolini passe de l’unité à la multiplicité, il sort de la composition baroque pour passer au classique. Cette alternance entre « l’harmonisation de parties qui restent indépendantes » et « la convergence des divers membres en un motif » (Heinrich Wölfflin) est présente tout au long du film.
Où est la vérité ?
La sérénité de Jésus est pour nous source de malaise ; il est presque impossible pour nous de mettre à jour sa vraie nature. D’ailleurs, c’est bien l’incompréhension qui transpire souvent sur le visage de ses interlocuteurs. Que faut-il penser de cette figure surnaturelle et pourtant humaine qui marche sur l’eau et qui doit subir la vindicte populaire ? La voix puissante, le discours enflammé de Jésus est déterminé. Il apparaît comme un pédagogue, et son humanité ressort à chaque fois qu’il jette un regard sur la foule, sur une femme, un enfant, qu’il entoure de son aura.
Le spectateur attend en permanence que la vérité, la parole révélée sorte de la bouche de Jésus ; une attente se crée, rendue d’autant plus nécessaire et pressante par la succession de gros plans : nous sommes les témoins directs et privilégiés de sa vérité. Mais si celle-ci est transmise par la parole, le contact physique, l’environnement qui l’entoure sont tout aussi importants. Pour comprendre la parole de l’Evangile, on ne peut faire abstraction du contexte historique et social de l’époque. Jésus est avant tout un homme de son temps ; Pasolini l’a bien compris et articule son film autour de cette double dimension.
Le caractère sacré est cependant omniprésent tout au long du film, accentué par la musique magnifique de Bach (La Passion selon Saint Matthieu BWV 244). Un mystère, une spiritualité accompagne les gestes et les actions quotidiennes de Jésus qui exerce une fascination sur nous et nous hypnotisent.
L’engagement social de Pasolini
La misère apparaît au grand jour sur le passage de Jésus qui arrive cependant à transcender par sa présence cette laideur quotidienne. Derrière les visages fermés et les portes closes se cachent une beauté que Pasolini parvient à saisir. Derrière la tragédie surgit la joie de vivre des enfants.
On oscille en permanence entre le sublime et la plus abjecte déchéance, le côté sale et repoussant de l’homme. Le film est construit sur un jeu de contrastes saisissants qui nous déstabilise. On se retrouve dans une société très hiérarchisée et immobile où la liberté relative du peuple est limitée par l’envahisseur romain ainsi que par la caste des grands prêtres, figures autoritaires du respect des pratiques ancestrales.
Dans ses Ecrits Corsaires, il nous dit que :
« L’Eglise ne peut être que réactionnaire ; l’Eglise ne peut être que du côté du pouvoir ; l’Eglise ne peut qu’accepter les règles autoritaires et formelles de la société. »
Pasolini est peut-être anticlérical mais il est profondément croyant ; c’est le constat auquel on arrive à la fin du film en voyant avec quel amour il parvient à restituer l’existence grandiose de Jésus. Par la critique de l’Eglise, Pasolini remet en cause l’instrumentalisation du peuple qui souffre et qui est assujetti. Jésus, telle une figure révolutionnaire, vient bouleverser les codes et partager un message de paix et d’amour. Car les Pharisiens et les Scribes sont hypocrites et ont oublié les fondements même du dogme. Cette usurpation d’autorité et cette lente dégradation de la société n’est pas irrévocable ; Jésus apparaît comme la première pierre d’un édifice qui peut être bâti avec la sueur et la foi de ses semblables.
Car Pasolini est avant tout un poète civil, influencé par la dialectique marxienne et l’angoisse existentielle, qui brosse un portrait amer sur son pays, terre dégradée et stérile où règne une misère tant matérielle que spirituelle. L’Evangile selon St Matthieu est un cri de douleur lancé dans la nuit, véritable manifeste poétique sur l’élément mythique et sacralisant présent au fond de chacun de nous.