Voyage au bout de la nuit
Absurde. Les actes des hommes sont absurdes et sans fondements. On combat pour des idées, pour des valeurs mais derrière ces grands mots remplis de promesse, il n’y a que le néant.
Etre espion, c’est avoir plusieurs personnalités, plusieurs masques mais peut-on révéler aux autres son vrai visage ? L’homme est résigné ; sans projets ni perspectives, il déambule tel un spectre dans la ville endormie. Il est devenu l’ombre de lui-même, la pâle copie d’un homme qui n’a peut-être même jamais existé. Il se projette, fait appel aux figures de droite comme de gauche, conservateurs comme révolutionnaires, mais sa vie est bien monotone. La vie est devenue un jeu de dupes ; il n’y a plus qu’à s’y faire et à rentrer dans la danse macabre de la dissimulation.
La voix monocorde de Bruno revient sans cesse ; sans convictions, sans passé, sans avenir, il est bloqué dans un présent vidé de tout contenu. Qu’importe les références, les citations puisque rien n’a plus de sens. Derrière l’apparente activité de Bruno, rien ne se passe ; il tourne en rond. Le film n’est qu’une suite d’événements, de situations désespérément inutiles. Les rencontres sonnent faux, le jeu de dupe est entretenu par tous les personnages.
Qui est libre ?
La seule liberté envisageable pourrait se trouver dans l’élaboration d’une pensée autonome. Mais ce n’est pas possible. Le dialogue a disparu du langage, remplacé par un pauvre monologue, quelques idées ressassées, sorties hors de leur contexte. Je suis mais je ne pense pas ; dès lors suis-je vraiment quelqu’un ?
Bruno méprise les acteurs qui ne font qu’obéir aux souhaits démiurgiques de la caméra, mais lui ne peut résister à son environnement. Bruno ne cesse de répéter qu’il est libre, libre de dire non à ceux qui l’entoure mais ce n’est qu’une façade. Perdu dans un monde qu’il ne comprend pas, Bruno abandonne, fuit par dépit ; on ne sait pas pourquoi il a déserté, ni pourquoi il travaille avec le contre-espionnage.
« Vous êtes lâche Ferdinand ! », voilà en substance le propos de Godard. Bruno le reconnaît lui-même mais cela ne semble pas l’affecter outre mesure. Finis le temps où les français pouvaient s’ériger contre l’envahisseur nazi, plus de guerre capable de soulever la population, prête à se battre pour un idéal. On combat pour la forme, sans convictions un ennemi qui n’en est pas un.
Mais quelle vérité ? Seule celle de l’instant, représentée par la photographie et le cinéma, a une apparence de vérité. Les objets eux ne mentent pas ; le pistolet est là, immobile, prêt à accomplir la tâche qui lui est assignée, froid mais efficace. Les hommes, au contraire, tournent autours, ils ne savent pas où ils vont ni ce qu’ils vont faire. Faut-il tirer ? Va-t-il mourir ? Ce suspense insoutenable est terrible puisqu’il renvoie à la futilité de la vie, à son côté inéluctable.
Donner du temps au temps
Tout le film n’est qu’une fuite éperdue vers l’avant, vers un futur qui n’existe pourtant pas. Bruno le sait mais il continue de simuler, car sans cela autant ne pas vivre.
Finis le temps où l’instant décisif méritait un engagement total de sa personne ; on ne meure plus, on ne fait que penser à la mort ; on ne vit plus, on ne fait que penser à la vie. Maintenant, l’homme a toute la vie pour apprendre à ne plus relever la tête, à ne plus combattre. Les idéaux de jeunesse se sont envolés, il ne subsiste plus que la longue et pénible réalité d’une vie morne, un simulacre de vie. La vie, à l’image de la musique, est ordonnée et millimétrée. Mozart mérite d’être écouté à vingt heures, Beethoven à minuit. L’aspect fonctionnel ressort terriblement du comportement de Bruno.
Triste est la condition humaine
Nous sommes livrés à nous-mêmes. L’homme a tué Dieu mais il continue de l’appeler désespérément, dans un effort vain pour redonner à son existence un semblant de contenu.
La réflexion est-elle possible ? Et que dire sinon brasser des concepts, des idées ? C’est le constat de Bruno qui, après son interminable monologue, se tourne vers le miroir pour se rassurer, se dire qu’il existe. La souffrance est perceptible parfois. Pourquoi tout ne pourrait être plus simple ? Pourquoi l’autre ne peut comprendre la détresse qui nous hante ?
Dans Le Petit Soldat viennent s’opposer en permanence besoin de vivre et résignation. Bruno a beau dire que les hommes savent mourir alors que les femmes se contentent de vivre ; à la fin, c’est lui qui continue à vivre. L’indifférence règne ; Bruno représente le citoyen moyen, pris dans des évènements dont il n’imagine pas la portée, manipulé par les uns, torturé par les autres.
Tout le film tourne autour de l’assassinat programmé d’un responsable du FLN. On attend cette mort, on sait qu’elle va venir et pourtant il faut attendre la fin pour voir Bruno, résigné, échapper à la liberté qu’il a cru pouvoir se construire. On ne naît pas libre, on le devient serait en quelque sorte la leçon idéale de l’histoire ridicule et risible de Bruno. Il est le symptôme édulcoré d’un malaise, d’un problème qui se pose à l’homme moderne. On ne vit plus les grands élans lyriques, les grandes passions humaines ; on désire un corps, on n’aime plus la personne ; on souhaite mener une vie tranquille, on ne prend plus le temps de vivre.
Le conflit s’exporte et perd toute contenance ; ce ne sont pas vraiment des espions qui s’affrontent par jeu de témoins interposés mais des enfants qui évoluent dans un univers qu’ils tentent de s’approprier pour mieux se dissimuler la vérité. Quand la parole cesse, la violence prend le dessus.