Le titre annonce une plongée dans les arcanes du pouvoir, on s'attend à des dévoilements autour d'une notion froide, abstraite, s'incarnant décemment dans les ors des palais gouvernementaux.
Dès les premiers plans, Pierre Schoeller déroute cette attente, puisqu'on entre de plain-pied dans le rêve-cauchemar du Ministre des Transports, incarné par Olivier Gourmet. Dans la discussion qui a suivi l'avant-première et à laquelle P.Schoeller participait, des spectateurs ont réagi à ce qu'ils appelaient "la violence" du film, donnée dont P.Schoeller reconnaissait la présence, en la nommant plutôt "férocité" : violence d'un accident de car, puis d'un autre, plus inattendu, férocité des phénomènes de nomination ou de mise à l'écart au sein d'un gouvernement...
Le terme qui pourrait venir à l'esprit serait plutôt celui de "sauvagerie". Ne pas oublier que ce mot vient de "silva", la forêt, cet espace de non-droit qui s'étend en-dehors des villes et qui se voit livré à la végétation. La "silva", où vivent donc les "sauvages", et où P.Schoeller situait principalement son précédent film, "Versailles", dans lequel Guillaume Depardieu incarnait, dans l'un de ses derniers rôles, un SDF dont la vie sylvestre et recluse se trouvait soudainement encombrée par la présence d'un garçonnet abandonné. Forêt qui s'étendait sur le territoire domanial du Château de Versailles et avait donc, déjà, fortement parti lié avec la problématique du pouvoir.
Forêt, encore, qui établit le trait d'union entre les deux premiers films de P.Schoeller, puisque le Ministre est arraché en pleine nuit à la chaleur de son appartement parisien pour être transporté de toute urgence, en hélicoptère, dans la forêt ardennaise où un car chargé d'enfants vient de s'abîmer dans un ravin, causant de nombreux morts. Accomplissant un mouvement qui n'était pas effectué dans le précédent film, c'est Versailles, ici, qui vient à la rencontre de la sauvagerie et de la barbarie sanglante, en la personne de ce Ministre qui rejoint, au coeur de la forêt enneigée, les corps broyés des enfants morts et ceux des rescapés, enveloppés dans l'or bruissant des couvertures de survie.
On sait donc rapidement à quoi s'en tenir : après le crocodile du cauchemar initial engloutissant un corps nu de femme sous les lambris dorés d'un ministère, et affirmant donc hautement la présence de la sauvagerie dans le lieu même du pouvoir, le Ministre n'entend pas seulement grincer le bois ciré des parquets qu'il arpente, mais aussi les arbres dérangés par la grue qui extrait le car du ravin au fond duquel il s'est écrasé.
Sauvagerie qui implique le corps, ne le laisse pas devenir abstrait. Corps du Ministre dans tous ses états : désirant, lors du premier rêve, bouleversé et vomissant violemment après la confrontation avec les victimes accidentées de la forêt, blessé et hagard lorsqu'il se retrouve lui-même accidenté, s'étouffant et suffoquant suite à une "fausse route" en dégustant une pizza lors d'une réunion de travail - ce qui provoque l'hilarité et les quolibets de ses confrères -, se soulageant dans les cabinets ministériels - ce qui ne l'empêche pas d'y recevoir simultanément un appel présidentiel décisif pour sa carrière. Les corps de ses partenaires ne sont pas oubliés : corps dénudé de la femme onirique, côtoyant des êtres intégralement dissimulés sous un habit et une sorte de cagoule noirs, corps jouissant de sa propre épouse, corps massif, puis corps malmené de son chauffeur remplaçant, corps nouveau du nourrisson auquel la femme de son chauffeur habituel vient de donner naissance, corps sans âge de son chef de cabinet et ancien ami, incarné par Michel Blanc, que l'on voit trempant dans de longs bains, déambulant en peignoir dans son bureau ministériel, soulevé de terre par une explosion de joie de son chef qui l'empoigne comme un enfant...
Ce ne sont donc pas des anecdotes liées au pouvoir, des secrets de gouvernement, que nous dévoile le film, mais bien ce qui anime, ce qui affecte, ce qui traverse ces corps gouvernants, tout le pulsionnel qui couve et explose alternativement dans l'exercice en apparence bien policé de ce pouvoir qui s'organise au plus haut de la société.
Une spectatrice, dans la salle, reprochait à P.Schoeller le "pessimisme" de son film. L'une des grandes forces de cette oeuvre est de se situer bien au-delà d'un questionnement axiologique départageant schématiquement le bien du mal, les héros des salauds, la gauche de la droite. P.Schoeller ne juge pas, ne fait pas un film à thèse, ne se confine pas dans un dogmatisme illustré ; il montre l'urgence dans laquelle s'exerce le pouvoir, la formidable énergie qui l'anime et le précipite en avant, quitte à avancer avec la tête encagoulée comme les noirs personnages du rêve ou le chauffeur remplaçant qui, dans un stage de perfectionnement, doit apprendre à exécuter les ordres pour guider parfaitement son véhicule tout en ayant les yeux bandés.
Il y a du Chabrol, dans la lucidité de ce regard implacable, qui ne cille pas devant ce qu'il montre. Mais là où Chabrol mettait à nu les psychismes et les jeux sociaux, P.Schoeller implique le corps et, au propre comme au figuré, va jusqu'à l'os.