La figure du protagoniste est toujours très lisible chez Capra : celle d’un porte-parole des convictions profondes du réalisateur, poussées à un paroxysme d’idéalisme qui va pouvoir entrer en friction avec le pragmatisme du monde réel. C’est là un vecteur évidemment puissant de fiction, et, dans un premier temps, de comédie.
Ainsi de ce Mr Deeds, hurluberlu jamais sorti de sa petite ville de province, se voyant doté d’un héritage faramineux qui va le conduire à la grande ville et à la fréquentation des élites. L’occasion est délicieuse pour opposer le naïf joueur de tuba, bienfaiteur de l’humanité, au troupeau de hyènes d’une civilisation arrivée au point de non-retour du cynisme régenté par l’argent. La force comique, bien qu’un peu mécanique, fonctionne alors à plein régime, et doit surtout à la formidable interprétation de Gary Cooper, qui dira son éternelle gratitude au réalisateur de l’avoir fait sortir de son registre de beau ténébreux pour ce qu’il considère comme son meilleur rôle. Perché, lumineux, enfantin, il déboule dans les mondanités guindées comme un souffle salvateur, sans pour autant en sortir indemne. C’est là le deuxième versant du comique de Capra, lorsqu’il verse dans la satire pour un état des lieux peu reluisant, tous les pique assiettes et les banquiers s’échinant à faire tourner un monde injuste qui les engraisse. Là aussi, les leçons morales ne sont pas toujours de la première subtilité, le bon sens du peuple qu’oppose Capra aux élites fielleuses passant par un discours qui laisse parfois rêveur : ainsi de l’Opéra, qui doit être rentable, et des poings dans la figure comme ultime satisfaction donnée au public avide de vengeance simpliste.
Mais l’essentiel n’est pas là : au fil d’une intrigue imaginant une romance retorse où une journaliste infiltrée relate dans la presse le lendemain des faits tout le ridicule de l’homme qui est tombé amoureux d’elle (un duo qui inspirera les frères Coen dans Le Grand Saut), le ton s’aggrave subitement : lorsque l’homme du peuple rencontre enfin celui qui aura besoin de lui, à savoir un fermier exsangue, représentant du véritable peuple dont Capra s’est fait le champion, et, en contrecoup immédiat, par la contre-attaque des puissants occasionnant l’audience visant à prouver l’instabilité mentale du philanthrope. C’est la plongée dans la nébuleuse de noirceur, ce passage obligé par le désespoir qu’on trouvera aussi dans La Vie est belle ou L’homme de la rue, et durant lequel les experts se relaieront pour saper tout ce qui avait pu faire l’humanité du protagoniste, notamment par une parodie bien sentie de la psychanalyse. Le silence de l’accusé devient insoutenable, Capra ménageant l’attente d’une plaidoirie que sera forcément éclatante. Et si le dénouement permet le triomphe des valeurs qui habitent tout le cinéma de cet auteur qui décide coûte que coûte de croire et d’espérer, les stigmates laissés par la violence du monde dans lequel il évolue auront également laissé de profondes empreintes.
Présentation, anecdotes de tournage et analyses lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/9S2qdqV1m3I