Difficile d’amerrir dans « L’histoire d’une femme » (« Onna no rekishi »). Pour tout dire, on se prête même bien volontiers à la confusion, le long des quinze premières minutes, dans le cadre desquelles défilent l’absence de personnage principal, des scènes parfois assez maladroitement entremêlées, et un scénario se prêtant d’emblée à la tragédie. C’en est désespérant. On hésiterait presque à couper. Encore deux heures comme ça ?! Pardi, pas pour moi ! Et pourtant, arrivé aux quinze dernières minutes, nous voilà coincés dans le désir de voir le film se prolonger. Qu’il dure, encore et encore, allez, au moins deux heures, pourquoi pas, hein ?! Et finalement, il s’achève, dans une douceur incrédule, un dernier moment de flottement comme seul son réalisateur, Mikio Naruse, semble en avoir le secret.
« — Encore un accident de voiture ? — Il y en a beaucoup dernièrement ». Ainsi commence « L’Histoire d’une femme », par une tragédie banale agrémentant une conversation entre deux femmes. On le comprend, le film ne sera pas nécessairement placé sous le joug de la joie, mais rien ne nous laisse, à ce stade, prévoir le cyclone émotionnel à venir. Deux personnages se singularisent : Nobuko Shimizu (Hideko Takamine), patronne d’un salon de beauté, et son fils, Kohei (Tsutomu Yamazaki). Par la suite, c’est aussi simplement qu’harmonieusement que Naruse va se focaliser, notamment via des flashbacks, sur l’histoire de Nobuko, dépeignant un Japon gangréné par la guerre, où les femmes, et les veuves, errent comme des fantômes dans une société où tout semble se perdre. Ainsi, « L’Histoire d’une femme » se laisse, au fur-et-à-mesure, tenter par l’exercice de la fresque. On dénote, en premier lieu, l’absence de gros plan. En terme d’échelle, ce sont de modestes (et rares) plans-poitrines qui nous rapprochent le plus de l’héroïne, tandis que la caméra capte quasiment toujours l’action en mettant son axe à niveau, évitant ainsi scrupuleusement d’iconiser, ou d’amorcer une approche psychologisante de Nobuko. Cette dernière est alors un sujet d’observation, dont nous allons sobrement suivre les sacrifices, le dévouement, dans l’ombre d’un monde en ruine.
Les temps changent, le vent tourne. Et si Nobuko négocie de justesse avec les virages, elle n’y parvient pas sans y laisser des plumes. « L’Histoire d’une femme » se focalise, justement, sur ces plumes, ces étapes de la vie de son héroïne, dans le cadre desquelles elle n’a rien vu venir. Au-delà des multiples trahisons et tragédies qu’il lui fait subir, le film construit — notamment par sa mise en scène — la dramaturgie de son personnage en l’isolant dans sa vision archaïque du monde, pour ensuite la faire voler en éclat. Mais, Naruse oblige, Nobuko a de multiples facettes, rendant illusoire toute tentative d’émettre un jugement en son encontre. Nobuko vit un entre deux, mais par dessus, elle est elle-même un entre-deux, coincée entre un monde traditionnel pré-guerre et l’ère moderne post-Deuxième Guerre Mondiale. En guise comparatif, Naruse utilise notamment les séquences de mariages ; le premier, celui de Nobuko, obéit glacialement aux traditions, tandis que celui de son fils, après la guerre, s’effectue quasiment en coup de vent. Ainsi, « L’Histoire d’une femme » exhume la manière dont l’existence de son héroïne s’oppose à ses désirs, lisant entre les lignes une subtile fable féministe, rendant honneur à la place des femmes dans la société nippones. Et c’est in fine dans les liens que tisse Nobuko avec ce(lles et ceux) qui l’entoure(nt), mais aussi avec les époques qu’elle traverse, que le film trouve sa mirifique acuité dramatique. Néanmoins, il ne faut pas s’y confondre : il n’y a là aucune espèce d’humanisme, si aucune forme de message politique. Ce film ressemble davantage à un constat de ce qui est, de qui se passe, à savoir la souffrance humaine, cadrée ici dans son impalpable subtilité, dans ses proportions les plus impressionnantes. Nobuko — et plus généralement l’ensemble de personnages féminins du film — n’est pas trahit par ses proches, ni par le sexe opposé, mais par le monde dans lequel elle vit, par son manque de clairvoyance vis-à-vis de celui-ci, et Mikio Naruse amène cet amer constat avec une délicatesse démiurge. C’est avec une discrétion précieuse, dans l’ombre de la pointe des pieds, que le cinéaste tisse cet environnement filmique d’une extrême intensité. Et à la fin… Cette apparente libération qui n’en pas une… Ces individus, aveuglés par la quête d’un idéal qu’ils savent, pourtant, dénué d’espérance. Il y a là liées la grâce d’un poète et la rigueur d’un mathématicien, au service d’un résultat inestimable, inéluctable. Assurément un des plus beaux films japonais, exténuant de beauté, d’émotion et d’histoire(s).
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