De ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui se rassemblent sur le littoral de Dunkerque à Calais, de ces pauvres hères dont les corps viennent s'échouer sur les plages de la Côte d'Opale, nous ne connaissons rien, pas même les visages, tout juste les silhouettes empressées autour d'embarcations fragiles avant qu'ils ne se jettent sur les flots de la mer du Nord pour tenter une ultime traversée vers le Royaume Uni qui est devenu leur Terre Promise.
De ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui quittent un jour leur pays natal pour braver mille dangers avant de peupler nos trottoirs et nos squares, nous ne savons pas grand chose. Sinon qu'ils sont noirs de peau, que leurs seuls biens sont les vêtements qu'ils portent sur leur dos et leur téléphone portable, dernier lien avec les êtres aimés restés au pays ou leurs compagnons d'infortune qui hantent comme eux les rues de nos grandes villes. Nous ne savons rien, sinon que leur vie est devenue une galère.
De la vie des uns comme des autres nous ignorons tout et leurs motivations restent abstraites pour nous qui n'avons jamais fui ou eu à fuir. Fuient-ils la misère, la guerre, une répression policière brutale ou simplement une existence, une vie trop contrainte, sans perspectives avec un horizon obstrué ? Toutes ces raisons sont honorables et valeureuses pour celui qui les vit et les subit. Une seule rend éligible à la protection offerte par un statut de réfugié .
Souleymane est un de ces hommes, fraîchement arrivé à Paris en France. Il a déposé une demande d'asile et attend son entretien à l'Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) en vue d'obtenir une autorisation légale de séjour. Souleymane est citoyen guinéen et est arrivé en France après un long périple qui l'a conduit d'abord en Italie via le Mali, l'Algérie puis la Libye. Il a laissé au pays une vieille mère qui aimerait le voir revenir au plus tôt et une amoureuse qui se désespère de son absence
En attendant l'entrevue fatidique, Souleymane pédale dans les rues de Paris par tous les temps, le plus vite possible, slalomant entre les voitures et les autobus et en prenant tous les risques. Il livre des pizzas et des sachets de restauration rapide à tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent sortir se ravitailler eux-mêmes. Le client paye le « restaurant » et la livraison et à réception le titulaire du compte est rémunéré pour la course. Souleymane n'a pas de compte ou ne peut pas avoir de compte, il loue donc la force de ses mollets à un compatriote qui touchera le montant de la course faite et rétrocédera une commission à celui qui pédale.
L'histoire de Souleymane de Boris Lojkine n'est pas un film misérabiliste qui chercherait à nous apitoyer ou vouer aux gémonies qui que ce soit.
Si au-dessus de la tête de ces forçats de l'asphalte, le ciel est plombé et lourd, il est également traversé d'éclaircies et parsemé d'étoiles qui brillent dans la nuit.
Si parmi les clients de cette restauration livrée à domicile peu de gens devine nt la peine à gagner la vie de celui que même le donneur d'ordre rudoie ou brime parfois, il est des hommes et des femmes qui par un mot amical prononcé ou une tasse de café offerte, manifestent leur empathie ou simplement leur humanité.
Si entre compatriotes, les relations sont parfois de vive concurrence et même d'exploitation éhontée, elles sont également empreintes de compassion. Boris Lojkine ne s'attarde guère, il montre simplement.
La Police Nationale, l'autre acteur de la nuit dans les villes, est à l'image de tous les autres protagonistes. A côté de ce fonctionnaire qui se fait livrer une pizza et qui en profite pour harceler le livreur espérant peut-être qu'il se sauve sans demander son reste pour montrer sa soumission, cet autre policier le fait taire et se contente d'attirer l'attention de Souleymane de la dangerosité pour lui de rouler avec un vélo sans éclairage. Là encore, Boris Lojkine ne force pas le trait, mais d'une séquence rapide il montre ce qui est.
La jeune femme fonctionnaire de l'Ofpra qui reçoit Souleymane pour recueillir sa biographie et le récit du parcours qui l'ont conduit en France l'écoute avec bienveillance et l'invite à dire le vrai et ne pas répéter une leçon apprise et qu'elle a entendue tant de fois.
J'ai sous les yeux le dépliant que l'AFCAE (Association Française des Cinémas d'Art et d'Essai) a consacré au film de Boris Lojkine. « Le film qui a bouleversé le festival de Cannes » introduit l'affiche du film.
Il n'était pas seulement bouleversant pour les festivaliers. Les deux jours de la vie de Souleymane que nous...partageons avec lui nous font quitter la salle de projection en silence étreints par une émotion qui ne trouve pas ses mots.