Il n’y en a pas beaucoup, de vraies tragédiennes, au cinéma. Capables de jouer sur le fil du rasoir, ce mot devant aussi être pris dans son sens figuré, c’est-à-dire capables d’en faire des tonnes, sans tomber ni dans le ridicule, ni dans l’ennuyeux. A ma connaissance, qui est limitée, il n’y en a qu’une, et cela ne m’étonne pas tellement qu’elle soit née dans le Lazio.
Elle n’était pas incapable dans la comédie d’ailleurs, et même dans des quatrièmes rôles, chez les frères De Filippo, dans les débuts de De Sica, ou aux côtés de l’homme au physique de fable, mi-grenouille mi-bœuf, Aldo Fabrizi, dans deux assez jolis films sous Benito. Mais c’est après que celui-ci ait été contraint de lâcher la grappa à son peuple, et toujours avec le gros Aldo, qu’elle éclate, dans son peut-être seul mais à mes yeux incontestable chef d’œuvre, où sa capacité à exprimer tous les sentiments du monde avec ses deux yeux noirs brillants transperce l’écran et les cuirasses allemandes.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire, ni totalement honnête, de rajouter la beauté à ses talents, c’est peut-être précisément la seule actrice de premier plan à pouvoir se passer d’être jolie, et à arriver à être belle par la seule puissance des émotions que son jeu parvient à susciter. Son âge lors de ses rôles les plus célèbres n’est d’ailleurs pas en cause, d’une part car le temps ne fait rien à l’affaire, d’autre part car elle n’était déjà pas bien jojo en 34, mais déjà troublante, ce qu’elle sera toujours sur le pas de sa porte en 72 quand elle engueulera Fellini.
Des rôles célèbres justement, elle n’en a pas tant que ça, en France du moins, pas autant en tout cas qu’elle n’en a de grands. Un Renoir baroque, le seul Pasolini totalement réussi, un rôle écrit à la truelle chez Autant-Lara, et c’est souvent un peu tout. En Italie pourtant, elle est admirable dans le Visconti le plus conseillable à ceux que le maniérisme de Lucien agace, chez Monicelli, chez Zampa, chez Castellani.
Et puis quatre films américains, deux avec Anthony Quinn, deux écrits par Tennessee Williams. Santa Vittoria est un peu limite, et je surnote sûrement le Cukor, en revanche les rôles écrits par le sudiste lui vont très bien. Lancaster en trois-quarts débile dans la Rose tatouée peut agacer, mais Anna y est irrésistible d’humanité souffrante, quant à l’Homme à la peau de serpent il serait temps d’en parler.
Ce film a les défauts et les qualités de son scénariste, soit un sens du mélodrame évident mais qu’il serait difficile de ne pas qualifier d’un peu bourrin, une tension sexuelle rarement si bien écrite mais qui ne fait pas toujours l’économie d’une théâtralité légèrement outrée, une capacité étonnante à faire sentir la moiteur insoutenable du lieu qui ne va pas sans donner l’envie de tout faire cramer là-dedans, mais il est vrai que ces tarés de péquenauds néo-orléanais ont l’air de très bien s’en charger eux-mêmes.
Parmi les défauts je rajouterais bien le personnage de jeune déglinguée pré-hippie qui ne me semble à aucun moment intéressant, ni relevé par son interprète, et son frère tout aussi inutile. Maureen Stapleton apporte en revanche, et ce n’est pas de refus, une humanité qu’on ne s’attend pas forcément à trouver dans ce qui ressemble tout de même à s’y méprendre à un enfer sans nuance. Quant à Lumet, je ne me sens pas la compétence d’en parler beaucoup, mais disons qu’il a une façon de cadrer et d’éclairer ses acteurs qui ne me semble pas tout à fait sans génie.
Magnani y est formidable d’impudeur, de force fragile, de désir de vivre et de mourir dans la même milli-seconde, de laideur sublime et d’énergie du désespoir. En face d’elle, le gigolo trop bavard fait le matamore tant qu’il peut, mais il est difficile de savoir lequel des deux cède à l’autre, et ce n’est pas le moindre exploit d’Anna de jouer si bien qu’il ne semble pas impossible que Marlon tombe vraiment amoureux d’elle, tant elle semble la seule personne au monde à mériter ce sentiment.
Brando, d’autres en parleront mieux que moi, à condition qu’ils en disent tout le bien qu’il mérite, parce que, et dès sa formidable première scène devant le juge, che uomo.
En somme, un film qui vaut principalement pour ses deux acteurs principaux, mais ceux-ci valent tellement, que l’écrin autour d’eux ne pouvait probablement pas être autrement que grandiloquent dans le tragique.