Il est chirurgien, ingénieur ou encore photographe. Argentin, portugais ou brésilien. Qu’il soit Ricardo, Alexandre ou Daniel, cet homme est complexe. Enquête sur un imposteur hors du commun.
D’entrée de jeu, l’Homme aux mille visages pose la question du rapport au réel. D’un côté du prisme, celui qu'entretient cet individu à sa propre vie et à celle des autres, de l’autre, la vie brisée des femmes qui découvrent ses mensonges. Entre les deux, une question fascinante : au cinéma, comment fabrique-t-on de la fiction à partir du réel ? Ici, le besoin de romancer ce qui existe est contraint par la nature même du projet qui tend à préserver au mieux l’anonymat des femmes qui témoignent. Dès lors, la frontière entre documentaire et fiction est trouble. Dans ce second long-métrage, la réalisatrice interroge son propre parcours. Elle se met en scène autant que les femmes qui témoignent, pour la plupart des actrices qui délivrent des maux par les mots. Le schéma émancipateur du documentaire se retrouve dans sa forme, celle d’une investigation menant vers une rencontre avec le coupable, mais également dans son intention première, à savoir donner à entendre des témoignages. Le spectateur découvre alors les couches d’une vie de mensonges, incroyable mais vraie. En permanence dans l’auto-fictionnalisation de sa vie, celui que je nommerai Ricardo pour des raisons pratiques, est un sujet de cinéma. Les récits croisés de ces femmes rendent compte d’une manipulation extrêmement organisée. D’un faisceau de preuves matérielles à la construction d’alibis en passant par la création de faux témoins, rien n’est laissé au hasard. Plus encore, le chantage affectif et la culpabilisation constante des femmes qui le font vivre emprisonnent les victimes dans une relation destructrice.
Par l’empathie et la compréhension du regard porté sur elles, elles sont autant le cœur battant du film que l’homme en lui-même. Naturellement, toutes les trajectoires convergent vers lui, dressant un portrait nécessairement incomplet tant l’ego de cet homme nous apparaît insaisissable. Se pencher sur ce cas a poussé Sonia Kronlund à mettre beaucoup d’elle-même dans son film. Mon intérêt se porte particulièrement sur le travail de documentariste qui a abouti à ce résultat. Lorsque Ricardo écrit ses vies, il les documente. Un important travail de veille d’information, de montage et de jeu d’acteur lui permet de construire son propre documenteur. Et Sonia Kronlund de mener l’enquête, née à la suite d’un épisode des Pieds sur terre, avec les mêmes outils. Il n’est pas anodin qu’elle mette autant en avant le montage lors des entretiens donnés à propos du film. Monter, c’est modifier. L’essence du montage est de transformer la réalité. La question n’est donc pas de savoir s’il existe effectivement une différence entre fiction et documentaire puisque tout documentaire est, à sa manière, une fiction. Avec Sophie Brunet, co-monteuse du film, Sonia Kronlund a travaillé, retravaillé, coupé, parfois même en transformant radicalement des scènes entières, le tout pendant un an.
Eu égard aux considérations morales, politiques ou encore esthétique que porte le montage, n’est-il pas, in fine, plus important que tout ? Les monteurs sont des auteurs. Ricardo-Daniel-Alexandre passe son existence à monter. Il invente des mensonges de toutes pièces et ce, dans un but inconnu. Il monte les unes contre les autres les femmes qui l’entourent, installant le doute, nourri par la confiance de celui que d’aucuns appelleraient “un voisin gentil qui dit bonjour”. Celui dont on ne soupçonnerait pas la moindre affaire, si ce n’est une quelconque banalité. Il monte sa vie comme un film aux multiples narrations. Finalement, me dis-je après la projection et la rencontre avec la réalisatrice, le fait qu’il se laisse filmer par la soi-disante télévision locale contribue à nourrir son montage. Qu’importe s’il s’agit ou non d’un piège, son mythe, l’édification de sa propre vie, s’en trouve grandi. Le dernier segment du film, jouissif et moqueur, finit d’asseoir la supériorité du montage dans la démarche de la réalisatrice. Le montage a le dernier mot, laissant le spectateur avec l’image de cet homme à l’air pataud courant sur la musique des Chariots de feu. Le montage donne le la et ferme la boucle. La finitude constitue une divergence fondamentale entre le travail de Ricardo et celui de Sonia. L’Homme au mille visages fait le choix, par la désacralisation de la figure du menteur, de laisser au rire la force de détruire ce qu’a construit cet homme. Ricardo est voué à demeurer un éternel insatisfait car son montage ne prendra jamais fin. Sa mythologie semble se construire perpétuellement, au détriment de toutes celles qui, un jour, ont cru en l’homme derrière la légende.