« Nous, les pères, nous sommes trop vieux pour nous battre... mais pas trop vieux pour haïr ».

Comme beaucoup, je considère Ernst Lubitsch comme l’un des plus grands réalisateurs de comédies de la première moitié du XXe siècle, auteur de chefs-d’œuvre intemporels comme Jeux Dangereux, Rendez-Vous ou encore Sérénade à Trois. Et au milieu de ces monuments, certains films plus sérieux ont du mal à trouver leur place. Pourtant, L’Homme que j’ai tué, drame mineur noyé dans une abondante filmographie, mérite à mon avis plus qu’un simple coup d’œil.


Nous sommes en 1919. Paul, jeune parisien ayant servi pendant la première guerre mondiale, est toujours hanté par le seul homme qu’il ait jamais tué dans les tranchées : un certain Walter, jeune allemand qui n’avait alors qu’à peine vingt ans. Tandis qu’il ne parvient pas à trouver la paix dans la maison de Dieu, il décide de se rendre directement dans la maison de sa victime, dont il avait conservé le nom et ainsi retrouvé l’adresse. Il espère, en se confessant à la famille de Walter, apaiser sa conscience. Mais passer aux aveux est une chose bien difficile…


Lubitsch dirige ses acteurs à merveille : d’un côté, Phillips Holmes (Paul) et son jeu aux allures de film muet presque théâtral, qui en fait des tonnes dans le tragique mais qui en devient justement pathétique et touchant. De l’autre, la famille allemande, toujours dans la retenue, qui souffre en silence en essayant d’oublier cette guerre infanticide. Et au milieu, le magnifique Lionel Barrymore, bouleversant père de famille endeuillé. Tous sont attachants, attisent la pitié mais surtout la compréhension (quel allemand ayant perdu un fils au front voudrait ne serait-ce que parler avec un français ? et inversement quel français supporterait d’entendre la voix d’un allemand dans la rue ?).


Le film se place au-dessus de tout manichéisme et parle au nom de l’humanité, unie contre la guerre. Se faisant, Lubitsch brise les frontières entre français et allemands, entre gentils et méchants, et appelle à l’attention pour l’autre au sens où l’entendaient les Grecs de L’Iliade : aucune différence d’essence entre le vainqueur et le vaincu, seulement du respect et de la compassion. La scène du restaurant, sans vous en dévoiler la substance, est en ce sens centrale et décisive car elle opère une véritable prise de conscience pour le père de Walter. Lui qui était le premier à haïr les français, quelque part tous assassins de son fils, il entrevoit alors l’horizon du pardon. Il en sera de même pour les autres personnages qui évolueront tous vers des points de vue nouveaux, trouvant dans cette vie d’après-guerre une raison de continuer à aimer. Pour les uns, à travers le repentir, pour les autres à travers l'acceptation.


Mais Lubitsch ne serait pas Lubitsch sans quelques touches de légèreté, qui ponctuent ici et là une histoire des plus sombres. Avec l’élégance qu’on lui connaît, jamais le rire n'est gratuit ou grossier, mais se sont des personnages (le détestable M. Schultz) ou des bouts de phrases (le menu du restaurant) qui tournent en ridicule certains archétypes sociaux et apportent cette once de douceur même aux scènes les plus graves. Seule la romance est réellement étonnante, quand on connaît le réalisateur, car elle conserve toujours une distance infranchissable entre les deux êtres qui cherchent moins à se donner à l’autre qu’à s’apaiser par l’autre. Un désenchantement qui paraît davantage réaliste au regard du contexte, et l’inverse aurait sans doute été malvenu.


L’Homme que j’ai tué est un petit film par sa renommée et sa durée (1h15), mais qui se hisse parmi mes Lubitsch favoris tant il excelle dans le traitement de ses thèmes et le développement (pourtant minime) de ses personnages. Une ouverture grandiloquente et théâtrale, puis une fin délicate et pudique : un contraste à l’image de ce drame étonnant, où l’on pleure la mort en applaudissant la haine au nom du « devoir national », empêchant toute ouverture d’esprit. Heureusement, même dans les moments les plus tristes de notre Histoire, Lubitsch est là pour nous guider vers la petite étincelle d’espoir que l’on croyait éteinte. Une ode pacifiste et fraternelle pour l’un des plus grands génies de son temps : rangez vos violons, il n’est plus l’heure de pleurer. Laissez plutôt celui de Paul vous emporter.

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le 31 janv. 2018

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Jules

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