L'Homme que j'ai tué par Garrincha
C'est un film des débuts balbutiants du cinéma parlant, période durant laquelle Lubitsch faisait plus souvent des comédies musicales, remplissant les scènes parlées de celles-ci avec de délicieuses trouvailles de mise en scène et quelques one-liners dont lui seul avait le secret. Pas besoin de plus, son génie formel s'étant toujours mieux exprimé dans un claquement de porte que dans de longues saillies verbales. Sauf que dans le mélodrame, les pirouettes stylistiques ne peuvent suffire, le pathos ne survivrait pas à tant de raffinement, Lubitsch le sait.
Dès les premières scènes de ce Broken Lullaby, on voit qu'il n'y est pas tout à fait à son aise. L'incipit est pour le moins poussif, avec des dialogues très écrits et plutôt mal rythmés, la pétillante et enchanteresse musicalité qui les caractérise habituellement est absente, l'austérité et le froncement de sourcils sont de mise, le jeu des acteurs a la légèreté d'un pachyderme dans un magasin de porcelaine... Cela va sans dire, après cinq minutes, même l'adorateur transi que je suis tremble d'effroi ; le dandy du 7e art est à la peine, sue à grosses gouttes, péniblement engoncé dans un costume trop étriqué pour sa svelte et nonchalante silhouette. L'âme en peine, je me prépare à subir mon premier Lubitsch raté.
En même temps le sujet est plutôt casse-gueule. Après la Première Guerre mondiale, un jeune Français, rongé par le souvenir d'un soldat teuton qu'il a tué sur le front, décide de partir en Allemagne pour aller à la rencontre des parents du mort. Ces derniers, malgré le fort ressentiment qu'ils éprouvent envers tous les porteurs de béret d'outre-Rhin, accueille à bras ouverts notre héros qui, n'ayant pu se résoudre à avouer la véritable raison de sa venue, s'est présenté finalement à eux (et à la ravissante veuve du défunt) comme un ami d'avant-guerre de leur fils.
Vous l'aurez compris à la lecture de ce synopsis, y a pas vraiment la place pour déployer la Lubitsch touch autrement que par bribes, par saynètes, par plans fugaces, et ce sont précisément ces si brèves bouffées d'air frais qui font de ce film un peu gauche et mal fagoté une œuvre touchante, singulière, malade. Car si les dialogues lacrymales ne fonctionnent pas, et que Lubitsch les filme avec une déprimante platitude, dès que le silence s'installe, on retrouve cet art elliptique inimitable, cette espiègle subtilité du regard qui a par exemple fait du fade Maurice Chevalier l'un des playboys les plus canailles et hilarants du grand écran. Un film à double-vitesse donc, navigant en permanence entre deux eaux, entre le bon et le moins bon, l'embarrassant et le virtuose, le parlant et le muet. Parce que c'est là que se joue toute la beauté du film, dans la manière qu'à Lubitsch de nous montrer bien involontairement que, à l'instar d'un Ozu ou d'un Hitchcock, toute la puissance de son cinéma prend ses racines dans le muet, dans l'agencement d'images devant compenser leur mutisme par la construction d'une sémiologie de l'évocation, fondée sur l'ellipse et confiante dans la capacité du spectateur à interpréter l'implicite.
On se trouve à la toute fin du film. Notre héros et la jeune veuve, vous vous en doutez bien, se sont amourachés l'un de l'autre mais ne le se sont pas encore avoués. Oui mais (bah oui, c'est un mélodrame tout de même) voilà que le soldat français n'en peut plus de son fardeau. La scène de révélation n'est pas médiocre mais, pire, elle est anodine (desservie il est vrai par des acteurs assez limités) ; malgré une jolie trouvaille sonore (le tic-tac d'une horloge qui annonce que l'idylle naïve est finie, et que le réel a repris ses droits), les dialogues sont désespérément plats, l'émotion reste à quai. Il veut partir, mais elle qu'il reste, le retient, le supplie et alors il avoue tout. Bouleversée par cette confession, elle lui demande : "Mais pourquoi êtes-vous donc resté ici ? Pourquoi n'êtes-vous pas parti le jour suivant ?". Et là, un moment lubitschien se produit : lui, tout penaud, relève la tête, et la regarde. Une seconde, puis deux. Voilà, elle a compris. Et nous aussi.
Pas de cut, pas de gros plan, pas de champ/contre-champ, pas de mouvement de caméra. Juste un regard. Et ça suffit pour dire toute une vie. Rien que pour ça, Ernst, merci.