« Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie ». Toute la vie de Bertrand Morane (Charles Denner) s'est articulée autour de cette profession de foi ; il n'a vécu que pour les femmes et pour l'amour qu'il leur portait. Le film, passionnant et très riche, s'ouvre ainsi par un défilé de jambes féminines, d'anciennes conquêtes venues assister aux funérailles de cet homme dont on découvre l'existence en flashback.
Morane est un homme à femmes mais il n'est pas un séducteur, un charmeur au sens propre (« Je ne suis pas un dragueur...j'ai horreur des dragueurs », soutient-il). Il est resté un enfant (comme Antoine Doinel dans « Baisers Volés », il est fasciné par les femmes plus grandes que lui), qui aime jouer au petit garçon (« l'enfant, c'est moi », avoue-t-il à une baby-sitter qu'il a engagé sous un prétexte fallacieux). Il est un être immature et attachant, dont le métier (il teste l'aérodynamisme de maquettes d'avions) lui permet de rendre son quotidien ludique et de rester dans une activité presque infantile. Lorsqu'il se retrouve dans un aéroport, cerné par des avions et des hommes d'affaires austères, Bertrand est comme un enfant perdu, apeuré ; il imagine, pour se rassurer, une succession de jambes féminines sécurisantes. Il se réfugie dans ses fantasmes pour résister au monde adulte qui l'entoure et face auquel il se sent étranger.
« L'Homme qui aimait les Femmes » se construit sur les bases d'un superbe scénario, parfois lyrique et émouvant, souvent astucieux et plein de clins d'œil (à la « Nuit Américaine », notamment) et de trouvailles réjouissantes (pêle-mêle : le personnage de Delphine, femme mariée trompant son époux avec Bertrand, qui sort son visage par la fenêtre d'une voiture roulant à 120 km/h pour retrouver sa pâleur habituelle, l'adultère lui donnant des couleurs ; un médecin lucide et compréhensif qui explique à Morane que « l'on ne peut pas faire l'amour du matin au soir, et c'est bien pour cela que l'on a inventé le travail »). Charles Denner prête ses traits à Bertrand Morane, et il est difficile d'imaginer un autre acteur à sa place : Denner a un visage extraordinaire, à la fois sombre et d'une douceur incroyable ; il est possible, à de nombreux moments du film, de saisir avec précision ce que les femmes peuvent voir en lui, ce qui les attire irrésistiblement chez cet homme qui recherche leur compagnie.
Bertrand Morane est peut-être le plus beau personnage jamais évoqué par Truffaut : extrêmement sensible, attentif aux détails (au rythme, à l'élan, aux mouvements d'une femme qui marche), cet homme est un esthète qui dégage une poésie maladroite mais sincère. Morane porte un regard intense et amoureux sur les femmes, mais désespéré sur les autres éléments qui composent son environnement (croisant un couple de jeunes mariés, il se dit : « En voilà deux qui croient au Père Noël »). Son indépendance irréductible, la solitude qui est la sienne et le détachement dont il fait preuve en font un être désabusé mais fidèle à ses propres besoins et à ses désirs les plus immédiats. Il tire un bénéfice de toutes les expériences sexuelles et amoureuses, même les plus difficiles (« Delphine avait le don d'intensifier la vie », regrette-t-il finalement après qu'elle est sortie de la sienne).
On croise dans le film de magnifiques portraits de femmes : Véra, jouée par Leslie Caron, qui représente la seule vraie douleur sentimentale que Morane a connu, et bien sûr Delphine (Nelly Borgeaud, mémorable), l'amante névrosée, caractérielle, faussement prude et réellement perverse (elle aime faire l'amour dans les lieux publics). Jusque dans ses personnages les plus secondaires, Truffaut soigne tous les élements : Bertrand rencontre tour à tour une jeune femme portant une robe fermée par 137 boutons qu'il doit défaire un par un, pour mieux maîtriser son impatience, ou une prostituée qui marche à une vitesse inhabituelle, pour « semer le trouble dans l'esprit des clients ». Dans la scène la plus érotique du film, on assiste à un dialogue entre Morane et une standardiste dont il ne connaît que la voix au téléphone, et qui le réveille chaque matin (« rapprochez vos lèvres de l'appareil...je vous écoute respirer...c'est fantastique », lui souffle-t-elle). Comme le réalise Geneviève (Brigitte Fossey) au cimetière, chaque femme dans l'assistance a quelque chose que les autres n'ont pas : Morane a poursuivi sans cesse une quête de la femme « totale », précisément en passant de femme en femme.
Jusque dans ses derniers moments, sur son lit d'hôpital, Morane garde une candeur et un optimisme puéril désarmants : « Je partirai pour cette île où les femmes se sont installées pour vivre entre elles...j'essaierai de me faire accepter...elles m'accepteront. » Son idée de l'au-delà n'est qu'une projection idéalisée d'un gynécée paradisiaque mais désespérément romantique.
Bertrand a aimé toutes les femmes qui ont croisé son chemin, et son existence, sa quête permanente de l'amour n'aura pas été vide de sens : il laisse derrière lui un livre, témoignage artistique de son passage dans ce monde. Les femmes ont été à l'origine de la moindre de ses actions, il a consacré sa vie à les contempler et à les tenir dans ses bras.
Une œuvre généreuse et bouleversante.