C'est un western à part dans la carrière de John Ford ; tourné entre les Deux cavaliers et les Cheyennes (si l'on excepte sa participation à la Conquête de l'Ouest), il est curieusement en noir & blanc et Ford s'est refusé à utiliser les paysages qui lui sont chers. Le film sent en effet souvent le décor de studio. Ces deux choix sont significatifs et ce n'est pas par manque de budget que Ford a renoncé à la couleur et aux incroyables décors de Monument Valley. L'Homme qui tua Liberty Valance est une oeuvre nostalgique, secrète et sensible, un peu comme une vieille photo jaunie que l'on retrouve et qui évoque des êtres disparus, un univers qui n'existe plus.
Contrairement à ce qu'on croit, le héros n'est pas Tom Doniphon incarné par John Wayne, mais Ransom Stoddard incarné par James Stewart, qui effectue un retour sur lui-même en évoquant l'image d'un ami disparu auquel il doit tout. Le film s'articule autour d'un gros retour en arrière. En rendant un dernier hommage à Doniphon, Stoddard se remémore les lieux qui l'ont marqué, ceux où il a connu sa femme et où il a affronté le hors la loi Liberty Valance.
John Ford fait donc lui aussi à travers ce personnage, un retour vers le vieux Far West tumultueux, un passé presque révolu qui va être remplacé par un monde nouveau. C'est donc un western intimiste, l'un des derniers grands westerns hollywoodiens d'une époque bénie, dont les qualités ne sont pas forcément visibles tout de suite, il faut se laisser gagner par cette évocation à la fois pittoresque et romanesque, truculente et émouvante de l'Ouest dans lequel "quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende".
John Ford montre aussi que la force écrase tout, et que l'avocat idéaliste ne peut vaincre la violence brute du bandit, il lui faut l'appui d'un bras armé ; pour éliminer Liberty Valance (qui appartient à l'ancien monde de l'Ouest), les bons sentiments et les mains propres sont inefficaces. Ce fond dialectique sert quelques séquences d'anthologie, dont la plus célèbre est celle du steak renversé de Wayne qui décoche alors à Marvin : C'était mon steak Valance !. Lee Marvin incarne l'outlaw magnifique avec une rudesse et une bestialité prodigieuses, c'est une des plus belles figures de hors la loi dans le western hollywoodien, un rôle qui marque. Le reste de l'interprétation est admirable, on remarque même parmi les 2 acolytes de Valance, le jeune Lee Van Cleef alors dans sa période hollywoodienne.
Un western splendide qui est en même temps une sorte de synthèse de l'oeuvre fordienne.