C'est peut être bête de ma part (et surtout très dommage), mais mis à part l'excellent "Grand Budapest Hotel" et le sympathique "Darjeeling Limited", j'ai du mal avec le cinéma de Wes Anderson. J'ai globalement résumé ce qui me gênait chez les réalisateur indé Texan dans ma critique de "La vie aquatique", cette sensation de voir des acteurs s'agiter dans le cadre sans jamais vraiment "jouer", comme si les décors, les couleurs, la musique, passaient totalement au premier plan, réduisant des comédiens de renom à jouer les "Droopy faces". Bien sur, Anderson a toujours eu une patte, une identité forte et sans compromission, ce qui est louable et rare dans le paysage du cinéma américain actuel. En fait, ma principale frustration lors de mes visionnages de "Moonrise Kingdom", "La famille Tenenbaum" et "La vie aquatique", c'est cette envie de vraiment entrer en empathie avec les personnages, de me joindre à leurs aventures émouvantes et barrées, sans jamais pouvoir le faire. Le cinéma de Wes Anderson me renvoyait toujours à ma place, celle du spectateur, assistant à un spectacle visuel fou et millimétré, sans interaction possible.
Est-ce donc paradoxal qu'un réalisateur qui semble avoir toujours conçu ses films comme des longs-métrage animés ait réussi à me toucher véritablement en remplaçant ses marionnettes humaines par d'authentiques figurines ? Je n'ai pas encore vu son "Fantastic M. Fox", mais je dois dire que je suis plus que partant après l'agréable surprise qu'a constituée pour moi "L'île aux chiens".
Wes Anderson propose, à travers son film d'animation (intégralement réalisé en stop-motion), une variation supplémentaire (et complètement allumée) autour d'une de ses thématiques favorites: l'évasion et le refus de se soumettre à une quelconque norme. Des enfants fugueurs de "Moonrise Kingdom" aux prisonniers hauts en couleur du "Grand Budapest Hotel", en passant par la fratrie névrosée du "Darjeeling Limited" et l'équipage taré de "La vie aquatique", les personnages de Wes Anderson sont avant tout rebelles, dans une fuite constante (souvent en avant) des attentes sociales.
Ici, dans un Japon dystopique (dont les décors magnifiquement réalisés et éclairés sont sublimés par une bande son oscillant entre jazz et musique martiale), les chiens de compagnie sont accusés des maux de la société (notamment sanitaires), et condamnés par le maire Kobayashi, idéologue anti-démocrate et violent, à l'exil sur une île/déchetterie, sans aucune forme de procès. Atari, jeune garçon de 12 ans et pupille du maire, entreprend une périlleuse mission de sauvetage de son propre chien, Spots, au péril de sa vie. Dans sa quête, il va devoir compter sur l'aide d'une meute de chiens parias alors que, dans la ville, une petite résistance s'organise pour mettre fin aux manipulations politiques du maire.
Certes, Wes ne fait pas dans l'originalité en terme d'intrigue, préférant rester sur le mode de la fable pour adultes, un peu à l'image d'un Del Toro. Mais ses ambitions sont avant tout visuelles, et dans la création d'une alchimie de chaque instant entre image et son. En cela, certains pourraient dire que "L'île aux chiens" est un film "creux", avant tout formaliste, mais ils oublieraient d'admettre que le simple conte qui nous est présenté se retrouve transcendé par l'application folle dont font preuve Anderson et son équipe, leur attention au moindre détail, à la moindre expression, à l'éclairage du moindre décor.
La stop-motion bien faite, c'est toujours impressionnant. Mais "L'île aux chiens" ne ressemble en rien à une démonstration de virtuosité et la poésie prime sur la technique pure. Les chiens sont d'une beauté et...d'une humanité confondantes (Bill Murray n'avait jamais été aussi expressif dans un film d'Anderson, osons le dire!). Le petit garçon, sous ses allures de playmobile, dégage une vraie et belle mélancolie.
Et ces prouesses visuelles, Anderson ne les met pas au service du "beau". Car "L'île aux chiens", rappelle étrangement le film d'animation espagnol "Psiconautas", sorti en France l'année passée. Friches industrielles, montagnes d'ordures, animaux malades, à la fois physiquement et mentalement (ces chiens recousus, aux yeux exorbités, d'une maigreur morbide, montrent que Burton n'est pas le seul à pouvoir faire du glauque à partir de figures animées), autant d'éléments qui participent de la création d'une atmosphère fascinante et pesante. Les protagonistes font figure de peluches abîmées, de chiens de compagnie junkies, beaux et misérables à la fois (ces plans sur les yeux, mon Dieu...).
Mais le film nous gratifie également d'une certaine légèreté, lorgnant souvent du côté de l'humour noir (les deux meutes de chiens qui dissertent sur la nécessité de se battre ou non, l'opposition politique totalement muselée par le maire, l'"oracle"...). Les interactions entre les héros canins sont réussies, avec des dialogues inspirés et un rythme intelligent. Niveau voix, on a du beau monde, toujours très impliqué. Edward Norton et surtout Bryan Cranston surnagent clairement, créant des personnages complets, profonds, touchants. Frances McDormand semble également bien s'amuser en interprète du maire.
Ce refus de donner un ton unique au film se ressent également dans la "morale", avec des zones d'ombre et d’ambiguïté toujours présentes, même après le soulèvement humain/canin contre la dictature du maire. Atari, malgré son amour pour Spots et Chief, conditionne encore son affection à la soumission des chiens, comme le petit garçon pourri gâté qu'il est. Ce qui commence comme une ode à la démocratie, à la tolérance et à la cohabitation (à travers le personnage de l'étudiante doublé par Greta Gerwig), se transforme en une nouvelle gouvernance dynastique (le neveu remplace l'oncle), certes tolérante à l'égard de la population canine, mais vengeresse et sévère. Enfin, Chief finit par abandonner sa liberté, son statut d'électron-libre, pour "rentrer dans le moule" des chiens de compagnie, lisses et toilettés. La soumission des chiens n'a jamais vraiment semblé être discutée et remise en question par le réalisateur et les personnages, et c'est tant mieux. Là où un autre aurait achevé son oeuvre sur un message universaliste un peu mièvre, Wes Anderson reste dans le flou jusqu’à la fin, continue à interroger.
Merci pour ce film, Wes. Merci d'avoir su livrer une fable moderne sans manichéisme, barrée, visuellement inventive et magnifique, accompagnée d'une bande son grandiose.
Now, I can smell you.