Ô Rashômon désespoir ! Tout réalisateur, un tant soit peu original, serait-il donc condamné à se caricaturer ou a devenir l’ombre de lui-même ? Les exemples ne manquent pas ; Tarantino, Allen, Coppola (Sofia) ou encore Burton sont ainsi déjà tombés dans le piège de la facilité. Et il semblerait qu’Anderson ait aveuglément suivi leurs traces et, n’ayant pris garde, s’y soit également laissé prendre. Toutefois, contrairement aux précédents qui, en plus de recuisiner inlassablement les mêmes plats, les réhaussent artificiellement en goût (manière de dire qu’ils se surenchérissent eux-mêmes), ses films restent largement consommables, puisque équilibrés.
L’équilibre a toujours été le fort de Anderson ; et très peu, à l’heure actuelle, parviennent à mélanger les genres avec autant d’adresse : l’humour est finement ciselé, le récit initiatique rondement mené et la morale, élégamment présentée ; bref, Lafontaine n’aurait pas mieux fait ! Tout au plus peut-on regretter qu’il n’ait pas aussi emprunter à Orwell…
En revanche, s’il ne sait jamais travesti en tant qu’artisan, ni rabaissé aux désirs du public en tant qu’artiste, il s’est considérablement avili comme auteur. Si bien que le décalage entre le fond et la forme, qui donnait jadis toute sa valeur à son cinéma, n’opère plus désormais qu’à quelques exceptions près (je dirais que les choses ont commencé à se gâter avec Moonrise Kingdom). L’immaturité de la mise en scène de ses premiers films dénotait en effet avec la maturité du propos. S’ensuivait, naturellement, un ton déroutant de prime abord, mais des plus salutaires à la réflexion. Depuis Moonrise KIngdom, donc, le discours s’est infantilisé, l’histoire s’est laissé mouvoir par une étrange force régressive et le tout évolue désormais sur la même note. Alors l’enfant qui sommeille en nous continue d’être comblé, certes, mais l’adulte, lui, qui n’en finit plus de veiller, n’est plus du tout sollicité, ni transporté. Et, sinon son savoir-faire inégalé, on serait aussi bien avisé de regarder n’importe quel dessin animé à destination du jeune public plutôt que le dernier Wes Anderson.
Techniquement, l’espace de l’intuition du cinéma de Anderson a rejoint son espace formel. Et quand un tel envahissement se produit, il n’en ressort jamais qu’un amalgame confusant et dommageable. C’est que le second obéit à des règles de logique pure (esthétique ici), que le second se doit toujours d’ignorer. Il existe une frontière virtuelle et interdite de part et d’autre de laquelle les deux espaces sont sommés de rester. Dans Isle of Dogs, là où l’un et l’autre devraient constituer deux essences intrinsèquement indépendantes fonctionnant comme un système de relations vertueux, ils n’en forment plus qu’une seule, chimérique, répondant aux mêmes exigences. Si encore ce chevauchement se faisait à l’avantage de l’intuition, et que c’était sa mécanique invisible qui débordait sur celle de la forme, on en serait quitte pour une difformité « intuitive » (Herzog et Gilliam s’y perdent parfois, pour mon plus grand plaisir), et on s’épargnerait la déception d’une belle œuvre aseptisée telle que Isle of Dogs.
Malheureusement, c’est elle qui s’est invitée dans l’espace formel, et c’est donc elle qui s’en affecte. Aussi la mécanique de la forme est-elle devenue celle de l’intuition ! Autrefois indéfinissable et intangible, l’intuition se retrouve donc bassement réduite aux exigences de la forme : humour finement ciselé, récit initiatique rondement mené, morale élégamment présentée. Si je continue donc de m’émerveiller de la virtuosité et de la pureté de la mise en scène de Anderson, je regrette de ne plus être cueilli, comme autrefois, par la singularité de son univers si surprenant.
Do not forsake me, Oh my puppy…