Le cinéma est plein de projets avortés, certains étant plus connus que des films finis. Puis il y a des projets avortés durant un temps qui sont terminés par d'autres. On pense à Interstellar (projet de Steven Spielberg repris par Christopher Nolan), Ant Man (Edgar Wright laissant sa place à Peyton Reed) ou à L'Enfer (Claude Chabrol reprenant le scénario d'Henri-Georges Clouzot partiellement tourné). L'Illusionniste est dans ce même cas de figure, puisque Sylvain Chomet a retravaillé un scénario écrit par Jacques Tati durant les 50's.
Le réalisateur de Jour de fête l'avait écrit comme une lettre à sa fille Helga Marie-Jeanne Schiel, qu'il avait abandonné. Tati a laissé tomber ce fameux "Film Tati numéro 4" pour plusieurs raisons. Chomet dit que l'acteur-réalisateur n'était pas très habile de ses mains. Il songeait alors à confier le rôle principal à André Pierdel (ami et fidèle collaborateur de Tati), tout en trouvant le personnage très / trop proche de lui. Un autre motif est que le film aurait été plus sérieux que ses autres métrages, l'amenant plutôt vers la folie furieuse de Playtime (1967).
La dimension intime est aussi un détail qui a dû peser. C'est ironiquement cela qui amené des discordes lors de la production du film. Le projet a été amené à Chomet par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff (les gestionnaires de l'héritage de Tati avec Les Films de mon Oncle), sur une suggestion de Sophie Tatischeff (fille décédée du réalisateur). Néanmoins, ce n'était pas du goût de la famille d'Helga Marie-Jeanne Schiel. Ainsi, il aurait été reproché à Chomet d'effacer le passé familial avec son film, mais aussi de faire un film nostalgique qui ne correspond pas avec ce qu'aurait fait Tati. Un sabotage de script dira même Richard McDonald. Tout cela apparaît surtout comme des querelles de famille irréconciliables, où le pauvre Chomet s'est retrouvé au milieu malgré lui.
Le film part peut-être de Tati (Chomet dit avoir changé 30% du script, visiblement car des scènes n'étaient pas assez développés sur le papier), le projet n'en reste pas moins personnel pour le réalisateur. Une raison l'ayant amené à faire ce film est sa relation avec sa fille aînée née d'une précédente union (ce qui le rapproche inévitablement de Tati lorsqu'il a écrit le scénario). Cet aspect se ressent dans la relation entre l'illusionniste (qui ressemble bien évidemment à l'interprète de Monsieur Hulot) et Alice. Les deux personnages ne sont pas parents, mais habitent et vivent ensemble au bout d'un moment, comme un père et sa fille ou un grand-père et sa petite-fille.
Alice semble vivre dans un monde illusoire, ne voyant pas certaines choses ; là où l'illusionniste voit petit à petit son monde s'écrouler. Son milieu (le music-hall) se casse la figure (le public est roi et il ne vient plus, ce qui rappelle une certaine situation bien actuelle), au point de devoir faire autre chose pour compenser. Quitte à s'humilier d'une certaine manière.
Plus le film avance, plus il devient triste à l'image de la météo d'Edimbourg (l'action se situait initialement à Prague et Chomet a préféré planter l'action là où était son défunt studio d'animation Django Films). Quelque chose de sinistre se développe à l'écran, avec un personnage lumineux dans un univers beaucoup trop sombre et incertain ; et un vieil homme qui essaye de sauver un bateau déjà en train de couler. Quand ce n'est pas ça, ce sont des personnages manquant de se suicider ou s'enfonçant dans un certain désespoir. A l'image de ce marionnettiste vendant son œuvre pour quelques sous et terminant SDF et alcoolique.
Le spectateur assiste à cette longue chute avec une certaine impuissance, surtout que les personnages sont particulièrement attachants. Chomet signe un film qui laisse un goût amer en bouche et on comprend mieux pourquoi un réalisateur de films gaguesques et satiriques n'a pas voulu aller dans cette direction. Il n'y a que peu d'espoir dans le film et il repose principalement sur Alice.
L'Illusionniste n'est peut-être pas la dernière œuvre de Jacques Tati à proprement parler, mais elle est un testament de son art et son image est immortalisée par l'animation. Le film n'a néanmoins pas reçu le même accueil public que Les Triplettes de Belleville (2003), ne réunissant que 295 027 spectateurs. Ce qui ne l'empêchera pas d'avoir une carrière à l'international et de décrocher le premier César du meilleur film d'animation.