Rares sont les films qui conservent autant de puissance au fil du temps, et qui parviennent à maintenir un niveau d'intérêt (quand bien même l'intérêt en question aurait changé) ou un plaisir de visionnage très clair d'un bout à l'autre d'une cinéphilie qui s'étend sur tant d'années. Après tout, les sensibilités évoluent énormément au fil des rencontres humaines et artistiques, au gré des érosions, laissant peu de place aux véritables jalons indéboulonnables en ce qui me concerne. Carlito's Way (ou L'Impasse, à l'époque) faisait partie de mes films favoris à la sortie de prépa MP, et il réussit avec brio l'épreuve du nouveau regard et de la confrontation aux souvenirs, après 14 ans d'endurcissement et de boulimie cinématographiques qui ont contribué à construire bien malgré moi une carapace de peine à jouir. Dans ce dialogue avec moi-même, je suis bien le premier surpris.
La surprise tient aussi, en grande partie, au fait que le recul occasionné par le parcours de la filmographie de Brian De Palma permet de voir dans ce néo-noir une sorte de consécration de toutes les caractéristiques de son œuvre d'alors. Exit les tics techniques de très mauvais goût avec les doubles bonnettes ostentatoires toutes moches (elles sont toujours présentes mais on peut ne pas y prêter attention tant les coutures sont peu visibles) et les ralentis malvenus (inexistants ici me semble-t-il). Même son fétichisme pour certaines parties du corps féminin sont en sourdine ici, si l'on excepte quelques moments d'égarement au détour d'une dissertation sur le port de la mini-jupe. Sa fixette hitchcockienne devient tout à fait digeste, et la gestion des grands moments de tension est travaillée en harmonie avec le contexte. On pourrait presque y voir une volonté mineure de produire une nouvelle version (bien plus réussie) de son Scarface, dont Tony Montana serait repris à travers un personnage latino interprété par John Leguizamo.
Il faut reconnaître, toutes proportions gardées, l'utilisation parcimonieuse et sensée de certains effets : à commencer par la dilatation du temps, insoutenable, lors de la séquence finale dans Grand Central Station, où la tension atteint des sommets alors qu'on en connaît parfaitement l'issue. Même chose pour la première scène où Carlito sent que quelque chose ne tourne pas rond, qu'il y a anguille sous roche, avec cette nervosité grandissante et hallucinante autour d'un billard, avec une autre action bien identifiée en arrière-plan. De Palma a mis son attrait pour le kitsch légendaire en sourdine et a su alimenter une certaine flamboyance, avec tout le lyrisme que le cadre narratif exige.
Autre méfait de la mémoire, j'avais totalement oublié la prédominance de la mélancolie qui enveloppe le personnage d'Al Pacino, le héros tragique condamné d'avance par le double sens du titre original et bien sûr par la séquence inaugurale. Les temps ont bien changé depuis qu'il a été emprisonné : l'occasion de laisser infuser dans le sous-texte tout ce qui a trait au vieillissement, aux changements inéluctables, aux trahisons. Le film se veut assez ouvertement une longue marche funèbre, puisque la fin dramatique est donnée en introduction : de la même façon que la cocaïne a remplacé l'héroïne, on attend patiemment de voir Carlito Brigante se faire consumer par son environnement, en dépit de toute sa bonne volonté de taulard en réinsertion active.
La façon avec laquelle est suggérée la reprise de ses instincts, dans la façon de découper les scènes au montage, est un pur régal : entrebâillement d'une porte, un flingue caché sous la chemise, une configuration particulière des lieux, etc. La lecture qu'il a des indices perturbateurs (une ingéniosité malheureusement tout à fait vaine) nous parvient sans que rien ne soit trop souligné, et illustre très bien l'inconfort de sa position, tiraillé entre son passé peuplé de démons et son impératif de concrétiser un rêve dans un futur qu'il espère proche. Il a fait le deuil de la gloire passée (en occasionnant au passage une déconstruction de la figure du gangster) mais cela ne sera pas suffisant : le décalage total qui structure son environnement immédiat, comme s'il était en retard sur son époque et n'avait jamais su le rattraper, comme s'il était devenu un étranger sans en avoir pleinement conscience, aura raison du reste. Il ne voit plus les angles morts.
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