En dix ans, l'insouciance et la folie de Tony Montana ont laissé place à la mélancolie et la maturité de Carlito, les années et les modes passent, l'illusion se transforme en désillusion, le cinéma évolue, les auteurs aussi ainsi que les gangsters, et De Palma ne tarde pas à nous le faire comprendre.
Carlito's Way est une œuvre marquante à bien des égards, une tragédie shakespearienne dans la peau d'un film de gangsters d'apparence assez simple. Pourtant, le début surprend, il conditionne de suite le spectateur et instaure une ambiance fataliste qu'il ne quittera jamais vraiment. Tout le parcours de Carlito sera frappé par cet aspect, chacune de ses connaissances deviendra, qu'il s'en doute ou non, un potentiel traitre et chaque pas qu'il cherchera à faire pour définitivement tourner la page finira par ressembler à un clou en plus dans son cercueil.
Tout le long il parait seul, même lorsqu'il y a du monde autour à l'exception de celle qu'il aime, elle seule parviendra à rendre son but beau et lui donner une dimension tragique, vu qu'il ne se bat plus pour lui-même. Pour renforcer cet aspect fataliste, De Palma a la bonne idée d'inclure une voix-off, pour traduire les pensées de Carlito, en particulier ce qui est en rapport avec le changement. Cette thématique revient souvent et Carlito's Way étudie l'opposition entre le passé et le présent, Carlito cherchant à se débarrasser de ses anciens démons, ainsi que les dégâts du temps et d'une vie qui ne s'interrompt pas, symbole de la relation entre le gangster et sa petite amie.
L'ambiance est tout le long prenante et malgré une tristesse récurrente, De Palma parvient à créer un climat d'illusion. Il y a une montée en puissance, une tension qui s'accentue en même temps qu'un étau se resserrant autour d'Al Pacino. L'une des forces du film, c'est d'arriver à faire cohabiter plusieurs aspects (romance, gangsters, parcours et évolution d'un homme) et de créer de forts personnages secondaires. Derrière un immense Pacino, sans qui le film ne serait pas le même, on trouve une jolie et émouvante Penelope Ann Miller qui participe à la dimension tragique, un Sean Penn tombant dans la parano et la folie et de nombreux personnages rendant ces tableaux vivants.
Pour mettre en scène Carlito's Way, Brian De Palma fait aussi appel à d'illustres cinéastes, Billy Wilder et son Double Indemnity en premier lieu ainsi qu'Hitchcock, comme souvent, et replacer le film dans ce contexte lui donne, encore plus, une saveur particulière. Derrière la camera, il se montre d'abord sobre, avant de se montrer davantage éclatant plus on avance dans le récit, en particulier dans ses cadrages et sa façon de capter les sensations des personnages au plus près de ceux-ci.
Il met ainsi en scène de superbes décors avec une parfaite photographie, tant en extérieurs (notamment ceux nocturnes) qu'en intérieurs, avec une sobriété si besoin, et ce qu'il faut de folie lorsque l'atmosphère et le récit le réclament. Ainsi les instants de grâce et mémorables ne manquent pas, à l'image de vraies retrouvailles au son de Joe Cocker, d'une sortie sur un brancard avec des paroles émouvantes ou d'une observation sous la pluie. Et en parfait pic d'intensité, alors que, plus que jamais, l'illusion se mêle aux doutes, il met en scène une dernière longue course-poursuite entre le métro et la gare sous haute tension et tenant en haleine comme rarement, surtout avec son aspect tragique en toile de fond.
En signant Carlito's Way, Brian De Palma sublime un immense Al Pacino et propose une œuvre teintée de mélancolie et de tragédie, évoquant l'humain, le temps qui passe ou les regrets, et rarement il n'aura été aussi brillant derrière la camera, que ce soit pour mettre en scène une longue course-poursuite ou observer de nombreux sentiments traversant un homme sous une pluie diluvienne.