Tableaux vivants, camaïeu de bleu, de rose et d'or, c'est un régal des yeux dès la séquence d'ouverture de ce premier film couleurs de Mizoguchi : la Chine au 8ème siècle où la dynastie Tang connaît à la fois son apogée et son déclin.
Un vieil empereur voûté, à la démarche hésitante, dispense ses dernières forces à résister aux sbires de son fils venus l'emmener pour le destituer: un homme brisé mais digne qui s'adressant à la statue de son amour défunt, nous entraîne à sa suite dans les méandres de la mémoire.
Plus jeune alors mais déjà inconsolable à la disparition de son premier amour, l'impératrice Yang Kwei Fei, véritable déesse de chair, admirée, adorée, adulée.
Un homme sensible et désespéré, rongé par le deuil, indifférent aux diktats du pouvoir, et qui se réfugie dans la musique au grand dam de son premier ministre et de ses courtisans, vautours assoiffés de puissance et de gloire, ne songeant qu'à se placer, mortifiés par le mépris affiché de l'empereur qui sollicité de toutes parts ne trouve plus goût à rien.
Autour de lui se pressent les plus belles femmes du pays mais il ne les voit pas, absorbé qu'il est dans la passion de son art qui seul le fait revivre.
Et comme dans un conte où le héros sensible et bon appelle son antithèse, c'est le général Hu-Lu-Shan, homme brutal et avide, arriviste dénué de scrupules, qui remarque un jour une jeune souillon de cuisine dont la beauté, sous la crasse et l'aspect misérable n'échappe pas à son oeil d'aigle.
Oui, elle est belle, sorte de Cendrillon chinoise, qui revêtue des plus beaux atours, ne pourra laisser, pense-t-il, l'empereur indifférent.
Deux êtres étrangers à leur milieu, deux êtres que tout séparait et qui vont se rejoindre dans cet amour de la beauté, de la musique surtout, de la vie : l'homme renaît enfin, régénéré par la pureté de cette fille, simple mais non soumise, qui parle vrai et juste dans un milieu gagné par la corruption, l'intérêt et les plus vils appétits..
La caméra, comme amoureuse elle aussi, nous livre l'une des plus belles scènes du film où la jeune femme, offre à son empereur, qui lors d'une escapade à deux s'est mêlé à la foule, anonyme enfin, la grâce de sa danse, mais l'on perçoit déjà dans le tournoiement des pas qui souligne la fluidité de sa robe, que cette liberté sera de courte durée.
Car la révolte gronde contre la famille Yang devenue très puissante, et c'est le général Hu-Lu-Shan, s'estimant lésé et mal récompensé qui fomente le renversement du pouvoir.
Un seul plan pour une scène d'une beauté inouïe, long mais épuré, où l'impératrice se dépouille de ses attributs: Le bas de sa veste pourpre glisse lentement par terre, recouvrant ses chaussons brodés, rejoints bientôt par la coiffe et les bijoux épars sur le sol tandis qu'elle-même disparaît de l'écran.
Machiko Kyo, après avoir incarné une princesse Nô fantomatique dans Les contes de la lune vague après la pluie, prête cette fois sa voix et son âme à une concubine de Chine. Concubine à la vie, impératrice à la mort.