L'inquiétante étrangeté ou l'inquiétant snobisme ?


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L’infirmière (2020) de Kōji Fukada agace le spectateur par son minimalisme à outrance. Si l’économie de musique, de décor, d’action, de personnage et de dialogue peut-être méritoire, dans la mesure où celle-ci sert un propos de fond, elle peut être aussi pompeuse dans le cas contraire. Puis, avouons-le sans détour, franchement emmerdant. Profitons ici pour féliciter la superbe mise en scène non pas du film mais de la bande-annonce qui, par sa musique et son montage, parvient à faire passer ce film poussif pour un formidable thriller psychologique.


Pourtant le postulat de départ était séduisant : une quadragénaire sans histoire, dans une petite bourgade japonaise, se retrouve mêlée à une affaire d’enlèvement et va devoir faire face aux accusations, se justifier et se reconstruire. Celle-ci est-elle victime, criminelle ou mène-t-elle un double jeu ? On vous laissera découvrir sa véritable identité par vous-même.


Mais alors, pourquoi ce film me paraît-il si mauvais ? Premièrement parce que, malgré la richesse des thématiques abordées - la résilience, la vieillesse, la mort, le voyeurisme, le traitement médiatique, l’amour, la folie, etc. - celles-ci ne sont qu’effleurées, comme considérées de loin à travers un œilleton aveugle. Dès lors, Kōji Fukada s’éparpille et en voulant tout aborder, il n’aborde plus rien rendant son film opaque et bâclé. Si bien que le spectateur peine à identifier une trame narrative, le fil rouge de l’intrigue, qui le tiendra en haleine. Derrière cette épaisseur factice, se cache alors une contemplation mièvre. La mort plane, la douleur est imperceptible et les désirs et les frustrations invisibles. Tout paraît inabouti. Même l’écriture des personnages est quelconque et sans épaisseur. L'impression que m'a laissé ce film, c'est celle d'un support déperlant. Un médium sur lequel les éléments glissent sans le pénétrer. Ainsi, si certains perçoivent une finesse et une intelligence dans la construction narrative, j'y vois au contraire un inachèvement, un fouillis. Un capharnaüm trop propre. Car il est nécessaire de ne pas confondre subtilité et désintéressement, c’est le second qui prime ici. Le réalisateur, tout comme l’ensemble des personnages d’ailleurs, semblent complètement détachés de l’intrigue. À côté des enjeux. Laissant ainsi l’attention des spectateurs en berne.


Deuxièmement, la prétention du film. Je suis tout à fait conscient de l’expérience inhabituelle à laquelle sont confrontés les spectateurs - absence de musique, montage lent, atmosphère contemplative - mais c’est autre chose qui me déplaît. Les motivations du réalisateur. À tel point que j’ai dû me remettre en question et interroger le formatage cinématographique auquel j’ai pu être soumis. Considéré-je ce film insupportable parce que je n’ai pas l’habitude de voir ce genre de film ? Pas vraiment car ce n’est pas le manque d’action et le rythme lent qui m’accablent, mais plutôt la raison de leur existence. Le réalisateur capte ici une tranche de vie simple alors pourquoi s’efforce-t-il de la « polariser » (polar) ? Ici l’ambition de Kōji Fukada apparaît quelque peu contradictoire, car s’il fait le vœux d’une sobriété, il ne se détourne pas pour autant du spectaculaire. Les énigmes, les zones d’ombre, la trame narrative alambiquée, les scènes de rêveries apparaissent toutes superflues et injustifiées face au véritable propos de fond du film. En décalage complet même, si bien que l'intrigue paraît totalement superficielle. Mais en réalité ce qui me dérange le plus, c’est que le réalisateur vise à côté, sans traiter véritablement son sujet. Il déplace sa lentille vers le masque - psychologique, comportemental, sexuel, etc - que peut revêtir cette femme sans en interroger sa valeur profonde. Il questionne le comment sans le pourquoi. Puis finalement, le véritable souci reste que le réalisateur ne fait pas de véritables choix. Il reste partagé entre le film d’auteur avec une ambition artistique poussée et le film de genre extrêmement codifié.


C’est un film cumulant les clichés qui gravitent autour du « film d’auteur », sans en avoir la profondeur. Pêle-mêle : la faible utilisation de musique pour se concentrer sur la « respiration des personnages », des séquences de dialogues et de rêveries incohérentes dignes des pires psychologies de comptoir pour redonner artificiellement du rythme à l’ensemble, un esthétisme gratuit, des questionnements spirituels et métaphysiques sans lien avec le propos du film. En jouant cette carte, le film s’engouffre dans un « auteurisme » (mot-valise réunissant film d’auteur et amateurisme). Un patchwork pathétique ni subtile, ni poétique, ni provocateur. En somme, un film plat sans style. Ainsi les longueurs injustifiables, me font penser qu’un court métrage aurait été davantage impactant.


Toutefois, fait suffisamment rare pour le souligner, L’infirmière (2020) est un film au casting quasi exclusivement féminin. Pourtant, et c’est encore plus rare, le réalisateur n’en profite pas pour déballer un propos de fond sur la condition féminine, ses potentialités et ses limites. Et cela bien que l’élément déclencheur du film soit l’enlèvement d’une femme par un homme. Ainsi, les personnages ne se définissent pas par leur sexe et semblent n'être soumis à aucune domination.


Troisièmement, la mise en scène. En dépit de son sujet intimiste, le réalisateur nous propose une mise en scène impersonnelle et guindée. Il éloigne les corps plus qu’il ne les rapproche. Tout ceci est froid et clinique, assez loin de l’élégance recherchée. J’ai bien conscience du caractère déshumanisant et altérant que peut provoquer la sphère médiatique - rumeurs, photographes, journalistes, paranoïa - sur cette femme. Mais je ne décèle aucune variation dans la mise en scène, ce qui ne laisse aucune respiration au spectateur. Celui-ci est alors plongé dans un état de catatonie durant l'entièreté du film. Par ailleurs, le ton doucereux des personnages n’arrange rien à cela. Même l’argument de déconstruire la trame narrative façon puzzle ne résiste pas, car les révélations comme les répercussions sont trop minimes. Reconstruire l’identité de cette infirmière n'intéresse pas grand monde, car un enjeu plus grand est ailleurs : la résilience, les stigmates, l’instabilité, les désirs et les frustrations d’une quadragénaire en proie aux jugements et à la folie médiatique.


Une belle scène-tableau exprime d’ailleurs cette idée dans le film. Lynchée moralement et physiquement, épuisée et incomprise, cette infirmière est contrainte de quitter son travail d’assistance auprès d’une vieille artiste sur son lit de mort. On retrouve cette femme, quelques années plus tard, les cheveux raccourcis et teints, qui pénètre de plus en plus profondément dans l’eau d’une rivière au milieu des montagnes, semblables à celles peintes dans un tableau de cette vieille femme. Peut-être une référence à l’Intendant Sansho (1954) de Kenji Mizoguchi. Une manière pour le cinéaste d’exprimer tous les regrets et la douleur de ce personnage. Un abandon de soi onirique, trop rare malheureusement.


Dans ce sens, c’est avec stupeur que j’ai parcouru les critiques de certains médias qui font autorité sur ce film. Nous n’avons visiblement pas vu la même œuvre. Quelle n’était pas ma surprise, quand j’appris que plusieurs d’entre-eux décelaient des influences de David Lynch dans le film de Kōji Fukada. Ceci est la goutte de trop. Il n’y a absolument aucune étrangeté, aucun onirisme, aucun malaise - sinon celui lié à la fatigue du spectateur - dans ce film. Il n’y a pas une once lynchéenne dans ce film. Tâchons de ne pas confondre l’inquiétante étrangeté et l’inquiétant snobisme.


Pour conclure, ce film donne l’impression de regarder un très beau paysage à bord d’un train à vive allure. Un paysage, que l’on croit sublime mais dont on ne dévore que le contours imprécis et fades. Recommandez-le à vos pires ennemis, ils ne pourront trouver pire châtiment. Quoique.

Moodeye
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le 17 août 2020

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