"L'Odyssée de Pi" d'Ang Lee est un miracle de narration et une référence en matière de maîtrise visuelle. Inspiré d'un best-seller mondial que de nombreux lecteurs ont dû considérer comme irréalisable, ce film est un triomphe sur ses difficultés. C'est aussi une réussite spirituelle émouvante, un film dont le titre aurait pu être raccourci en "odyssée".
L'histoire raconte les 227 jours que son héros adolescent passe à dériver à travers le Pacifique dans un canot de sauvetage avec un tigre du Bengale. Ils se retrouvent dans le même bateau après un prologue amusant et coloré, qui en soi aurait pu être élargi pour devenir un film familial passionnant. Puis il se transforme en une parabole sur la survie, l'acceptation et l'adaptation. J'imagine que même Yann Martel, l'auteur franco-canadien du roman, doit être ravi de voir comment l'idéalisme poétique de Lee a permis d'éviter les habituelles manipulations hollywoodiennes.
L'histoire commence dans un petit zoo familial à Pondichery, en Inde, où est élevé le garçon baptisé Piscine. Mais dans une Inde où beaucoup plus de gens parlent anglais que français, ses camarades de jeu le surnomment bien sûr "pee" qui se traduit en Français par "pipi". Déterminé à mettre fin à cette situation, il adopte le nom de "Pi", faisant preuve d'une étrange capacité à écrire cette constante mathématique qui commence par 3.14 et ne se termine jamais. Si Pi est un nombre illimité, c'est le nom parfait pour un garçon qui semble n'accepter aucune limite.
Le zoo fait faillite, et le père de Pi met sa famille et quelques animaux de valeur sur un bateau en direction du Canada. Dans une série de chutes brutales, un zèbre, un orang-outan, une hyène et un lion tombent dans le bateau avec le garçon, et sont emportés par la haute mer. On ne reverra jamais sa famille, et la dernière image que l'on voit du bateau est celle de ses lumières disparaissant dans les profondeurs - un plan obsédant qui me rappelle le train qui coule dans "Housekeeping" (1987) de Bill Forsyth.
C'est une situation dangereuse pour le garçon (Suraj Sharma), car le film refuse catégoriquement de sentimentaliser le tigre (nommé de façon fantaisiste "Richard Parker"). Une première scène cruciale au zoo montre que les animaux sauvages sont bel et bien des animaux sauvages et sert de mise en garde aux enfants du public, qui ne doivent pas commettre l'erreur de penser qu'il s'agit d'un tigre de Disney.
Le cœur du film se concentre sur le voyage en mer, au cours duquel l'humain démontre qu'il peut penser avec une grande ingéniosité et le tigre qu'il peut apprendre. Je ne vous spoilerai pas comment ca se passe. Les possibilités sont surprenantes.
Ce qui m'étonne, c'est à quel point j'aime l'utilisation de la 3D dans "L'Odyssée de Pi". Je n'ai jamais vu ce médium mieux utilisé, pas même dans "Avatar", et même si je continue à avoir des doutes sur l'utilisation de la 3D en général, Lee ne l'utilise jamais pour créer des surprises ou des sensations, mais seulement pour approfondir le sens des lieux et des événements du film.
Laissez-moi essayer de décrire un point de vue. La caméra est placée dans la mer, regardant le canot de sauvetage et au-delà. La surface de la mer est comme la membrane enchantée sur laquelle elle flotte. Il n'y a rien de particulier pour la définir ; elle est juste... là. Ce n'est pas une photo d'un bateau flottant sur l'océan. C'est un plan de l'océan, du bateau et du ciel comme un seul endroit glorieux.
J'essaie toujours de ne pas spoil : Pi et le tigre Richard Parker partagent les mêmes endroits possibles dans et près du bateau. Bien que ce point ne soit pas spécifiquement souligné, la capacité de Pi à étendre l'utilisation de l'espace dans le bateau et à proximité contribue à renforcer le respect du tigre à son égard. Le tigre a l'habitude de croire qu'il peut dominer tout l'espace à proximité de lui, et l'humain oblige l'animal à revoir cette hypothèse.
La plupart des images du tigre sont bien sûr des images de synthèse, bien que j'apprenne que quatre vrais tigres sont vus dans certains plans. Le jeune acteur Suraj Sharma offre une performance remarquable, filmée en grande partie en séquence, alors que la couleur de sa peau s'intensifie, que son poids diminue et que la profondeur et la sagesse grandissent dans ses yeux.
L'écrivain W.G. Sebold a écrit un jour : "Les hommes et les animaux se regardent par-delà un fossé d'incompréhension mutuelle." C'est le cas ici, mais au cours de 227 jours, ils parviennent à une forme de reconnaissance. Le tigre, en particulier, prend conscience qu'il ne voit pas le garçon uniquement comme une victime ou une proie, ou même comme un maître, mais comme un autre être.
Le film associe discrètement diverses traditions religieuses pour inscrire son histoire dans la merveille de la vie. Il est remarquable que ces deux mammifères, ainsi que les poissons en dessous et les oiseaux au-dessus, soient tous là. Et lorsqu'ils arrivent sur une île flottante peuplée d'innombrables suricates, quelle séquence incroyable Lee crée là.
L'île soulève une autre question : Est-elle réelle ? Toute cette histoire est-elle réelle ? Je refuse de poser cette question. "L'Odyssée de Pi" est bien réelle, seconde après seconde et minute après minute, et c'est à chaque spectateur de décider ce qu'il en est. J'ai décidé que c'était l'un des meilleurs films de l'année 2012.