Alfred Hitchcock. Faut-il vraiment faire les présentations ? J’ai pu, à plusieurs reprises, croiser le chemin du maître du suspense. Avec plus ou moins de réussite, mais jamais de réelle déception, plutôt des expériences marquantes, comme le furent La Mort aux Trousses ou Fenêtre sur Cour. Cette fois, attardons-nous sur celui qu’il considère être son film préféré de sa filmographie : L’Ombre d’un doute. Rien que cette reconnaissance particulière de la part de son propre auteur aurait pu mettre la puce à l’oreille, et il avait bien raison.
Quand on lance un film d’Alfred Hitchcock, on sait d’emblée que quelque chose va se passer, que ça va mal tourner, qu’une menace pèse en permanence et va semer le doute chez le spectateur. Voilà qui tombe à point nommé, puisque L’Ombre d’un doute suit exactement ce schéma. Les premiers instants permettent d’accorder une dimension très mystérieuse au personnage principal. Qui est-il ? Un agent ? Un voleur ? Un gangster ? Pourquoi cherche-t-il à fuir ? Le mystère est présent, mais il est encore naissant. Pendant la première demi-heure du film, Hitchcock va prendre soin de ce mystère, il va le couver gentiment, en se servant de cette sympathique famille américaine modèle, heureuse et unie, qui contraste avec le début du film, et tend à le faire oublier. Action, distraction. Comme un prestidigitateur, Hitchcock détourne l’attention du spectateur pour l’apaiser et lui faire oublier le danger. Le décor est planté, et il est parfait. Quoi de mieux qu’une banale petite ville paisible pour y développer un mal latent et créer un climat de paranoïa ?
Dès lors, le génie du cinéaste peut pleinement s’exprimer. Hitchcock étale la panoplie des outils qui font le succès de ses films : paranoïa, ambiguïté, suspense, interrogations, doutes. Absolument rien n’est laissé au hasard. Grâce à un montage pertinent, ingénieux et astucieux, Hitchcock donne un sens aux situations, aux regards, aux mises en scènes et aux dialogues. Il n’y a pas de détail gratuit dans ce film, on perçoit toujours une véritable intention derrière ces détails, et ce sont eux qui alimentent la tension qui évolue en grandissant au fur et à mesure que le film avance. Bien que l’oncle Charlie représente le coupable idéal, notre instinct de spectateur, habitué au fait que le coupable idéal n’est jamais le vrai coupable, nous incite à chercher ailleurs, à nous éparpiller et à nous égarer, ce qui ne fait qu’encore plus accroître le sentiment de tension et de pression provoqué par le film.
Ici, c’est l’innocence qui fait office de balance et d’équilibre. C’est l’innocence de la nièce, jeune et enjouée, sans histoires, et l’innocence présumée de l’oncle, plein de secrets, louche, mais dont on ne peut jamais réellement affirmer qu’il est coupable de crimes. Dans L’Ombre d’un doute, la balance penche tour à tour de chaque côté. C’est aussi un monde d’images, où le paraître supplante l’être, où chacun semble avoir trouvé son rôle et s’y cantonne, quitte à faire des concessions sur sa véritable personnalité. C’est, encore une fois, une sorte d’équilibre social complaisant, où la vie est aussi agréable qu’elle est routinière. L’oncle est donc ce loup dans la bergerie, cet élément étranger, cette sorte de virus qui contamine un organisme en bonne santé en le bernant. Coupable ou non, c’est l’effet qu’il provoque.
Alfred Hitchcock signe ici ce qui est, sans conteste, un classique du thriller. Le maître du suspense récite parfaitement ses gammes, où l’intrigue est prenante à souhait, tout en permettant au spectateur d’apprécier la science du cinéaste dans l’utilisation de l’outil cinématographique. L’Ombre d’un doute jouit d’une parfaite maîtrise de la tension qui va crescendo. Le suspense prend le temps de s’installer pour nous embarquer dans une dernière heure captivante où le montage est parfaitement mis au service du suspense et de cette ambiguïté permanente. Du grand Hitchcock.