Le front barré, le regard sombre, ainsi Jérôme Kerviel apparait sur toutes les photos. Pourtant, c'est un tout autre homme qui est porté à l'écran par Arthur Dupont.


S'il est certain que L'Outsider ne nous offrira pas de grands moments de cinéma – je doute d’ailleurs que ç’eût jamais été son ambition – il faut du moins lui concéder un résultat honorable. Une efficacité que le film doit à un scénario allant droit au but et à la performance exemplaire de son acteur principal. C’est celle-ci, en effet, qui permettra d’occulter les faiblesses du film en dressant un portrait plus subtil qu’on n’aurait osé l’attendre de l’homme qui, en 2008, fut jeté en pâture à l’opinion publique.


L’homme


Le front barré, le regard sombre, ainsi Jérôme Kerviel apparait sur toutes les photos. Pourtant, c'est un tout autre homme qui est porté à l'écran par Arthur Dupont. Le Jérôme de Christophe Barratier est nerveux, agitable, presque fiévreux. Encore (à peu près) innocent. L’ambition qui bout dans sa poitrine est déjà prête à lui brûler les ailes : nous le savons déjà, mais pas lui. Lui, il est écrasé par l’immensité glacée de la Défense, ses bâtiments aussi grandioses et désincarnés que les discours qui lui sont servis. Venu de nulle part, impressionnable, il accueille avec des étoiles dans les yeux ce qui n’est qu’une banale formalité pour ceux taillés selon ce modèle.


Cette nervosité extrême, Arthur Dupont nous la livre formidablement. En débordant de tous les gestes de Jérôme, de son expression impertinente autant que de sa répartie audacieuse, elle impose déjà en soi une tension constante. Indique déjà qu’il sera prêt à vendre son âme au diable, non par corruption mais par fascination. Peut-être même, d’une certaine façon, par reconnaissance. Reconnaissance envers ceux qui ont placé entre ses mains un pouvoir qu’il ne pouvait contrôler. Si occupés à projeter leur ego, à faire étalage de leur démesure qu’ils passent sous silence leurs limites pourtant bien réelles. Mais Jérôme, lui, n’est pas conscient de cela. Jérôme, lui, est happé par cette illusion. Il n’aspire qu’à imiter ce milieu qu’il ne comprend qu’en surface.


Le milieu


Le nouvel environnement de Jérôme, dont on le verra à peine sortir durant les deux heures qui constituent le film, ce sont ces open spaces écrasants d’agitation où les traders sont alignés à se heurter les coudes. On y retrouve cette ambiance triviale et immature, si caractéristique des bureaux où les commissions se chiffrent en milliers. Toute ma vie je me souviendrai de cette déclaration de mon directeur commercial : « Pour avoir de bons sales, la première ressource c’est le fun, puis l’argent. Si tes vendeurs n’ont pas de fun, ils ne font pas d’argent. » Ce monde de grands gamins capricieux qui jouent avec les millions comme avec des billes, et récitent les mêmes blagues graveleuses depuis le primaire.


Dans l’ensemble, les personnages secondaires sont peu intéressants, quand ils ne sont pas ouvertement caricaturaux. Pour autant, je dois leur reconnaître d’être plus identifiables, moins monotones que les traders de Morgan Stanley que je voyais défiler à l’époque où je travaillais dans leurs locaux : tous la même carrure, la même coiffure, le même costume. Christophe Barratier n’est néanmoins pas capable d’insuffler une véritable saveur à ces personnages archétypaux. C’est cependant de peu d’importance, puisque l’intérêt du film réside dans le crâne, toujours prêt à exploser, de Jérôme. Entraîné, d’abord dans des jeux puérils, puis dans des jeux dangereux, son élan l’entraîne au-delà des règles tacites de la finance, dans une spirale dans laquelle il ne parvient pas à freiner.


Le système


Ca y est. Le système a refermé ses crocs sur Jérôme. Ce système implacable, c’est celui des chiffres, qui défilent sur l’écran selon une logique que nous n’avons nul besoin de comprendre pour en percevoir la fatalité. La dimension humaine a disparu, et avec elle toute notion de mesure. Avec elle aussi, le milieu. Désormais, Jérôme est seul. Hébété face à son poste de travail, on voit au fond de son regard vide et cerné son esprit tourner en boucle, obsessionnel ; les autres traders autour de lui n’existent plus. Il a pris des risques inconsidérés, il doit les assumer seul, et il le sait. C’est marche ou crève, dans un monde sans pitié.


C’est cette tension, cette tension mêlée d’angoisse, d’impuissance expectative et de culpabilité qui prend peu à peu possession de lui et de l’écran. Elle est là, la réussite du film. Dans cette terreur qui prend aux tripes. Car, en dépit de la logique inhumaine des chiffres, où les traders semblent agir comme des machines compilant des équations, Jérôme reste malgré tout dominé par ses émotions. C’est l’instinct qui le guide autant que les formules mathématiques. A l’en rendre malade. A nous rendre malade. Au point que nous aussi faisons abstraction des autres aspects, plus faibles, du film. Le cadre, la musique, le scénario, quelle importance ? Nos yeux sont fixés sur cette trajectoire fragile.


La mythologie


Du fin fond de l’angoisse où plus aucune lumière ne parvient, Jérôme est tiré soudain par une chance inouïe, un retournement de l’ordre du deus ex machina. Plus que tout, c’est d’être sauvé qui va le perdre. Pour prix de ses risques inconsidérés, il obtient la gloire plutôt que le châtiment. C’est l’instant où le personnage et le spectateur sont scindés. Le spectateur, lui, connaît l’histoire de Jérôme Kerviel. Il anticipe la chute à venir. Jérôme, lui, est ébloui par cette réussite qu’il n’était pas en droit d’espérer. Plus que le soulagement, c’est le sentiment du pouvoir qui l’envahit. Qui fait naître l’addiction. Et pourtant, pourtant le miracle était si beau qu’à cet instant, on ne le juge plus. Au fond de nous, nous avons aussi envie de voir jusqu’où il peut aller.


On se montre d’autant moins sévère qu’autour de lui, tout l’encourage. Une permissivité extrême autant que des félicitations aveugles. La grande question de savoir si les supérieurs de Kerviel savaient n’est pas vraiment tranchée. C’est que le film n’aspire pas à s’engager dans ce débat. En dépit du sujet sensible et inspiré de faits réels, L’Outsider n’est pas un film politique. S’il critique évidemment un milieu, ce qui l’intéresse, c’est un destin. Ce destin mystifié qui est celui de Jérôme Kerviel. Pour Christophe Barratier, Jérôme Kerviel – le vrai cette fois – a fini par croire en sa propre légende, en sa propre puissance, et c’est ce qui l’a traîné au-devant de l’issue que l’on connaît. La réussite du film est de parvenir à nous insuffler cette même croyance alors même que l’on connaît le scandale qui s’ensuit. L’ubris ne reste jamais impuni.


...


En somme, ce portrait de Jérôme Kerviel, c’est le portrait d’un Icare des temps modernes. Toute notre attention est concentrée sur la cire en train de dégouliner de ses ailes. En ce sens, le manque d’intérêt des intrigues secondaires, le manque de profondeur des autres personnages, le manque d’identité en termes de réalisation ne sont pas particulièrement dommageables au film. Je n’ai d’ailleurs pas même éprouvé le besoin de m’attarder dessus. C’est bien au creux de mon ventre et non de mon cerveau que le film s’est déroulé. Et c’est cette force viscérale, surprenante dans un film à l’aspect si lisse, qui me fait applaudir l’interprétation redoutable d’Arthur Dupont – devenu si parfaite copie d’un de mes collègues des ventes en particulier.


La comparaison étant inévitable avec Le Loup de Wall Street, je me contenterai d’écrire ceci : le film de Scorcese est, indubitablement, techniquement supérieur, mais il ne m’a pas touchée comme L’Outsider a su le faire. Peut-être parce Jérôme Kerviel est plus proche de moi (en termes de géographie mais surtout de milieu). Sans doute parce que Le Loup de Wall Street fait très peu de cas de l’élément humain : il capitalise sur la démesure fantasmée du milieu de la finance et le charisme de DiCaprio. A aucun moment on ne s’intéresse au héros pour sa charge émotionnelle réelle, seuls comptent l’esbroufe et les rebondissements. L’Outsider vient cueillir un homme au cœur de ses illusions et de ses angoisses. Et c’est dans cette fragilité et ce reste de naïveté que l’on trouve la force d’aimer un personnage qu’il serait bien trop simple de détester.

Shania_Wolf
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le 14 juin 2016

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Lila Gaius

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