L'une chante l'autre pas, voilà un opus de la grande Agnès Varda devant lequel j'ai longtemps reculé. D'une part je me méfie des films engagés, tant je pense que bons sentiments et arts font souvent mauvais ménage : cf. le cinéma de Robert Guédiguian, malgré certaines réussites. D'autre part, je trouve que l'esthétique des années 70 compte parmi celles qui ont le plus mal vieilli. Pour ce qui est du second point il n'y aura pas de miracle : tenues et coiffures baba cool, grain de l'image, musique yéyé... Tout cela est très daté, au mauvais sens du terme à mes yeux.

Pour ce qui concerne l'engagement c'est autre chose, car Varda déploie un discours tout en nuances et en complexité. Voyons en quoi.

Pauline a 17 ans, elle subit ses parents, prototypes de la petite bourgeoisie pré soixante-huitarde. Alors que l'une de ses amies de chorale lui lance un musical "plaque le bac, plaque le bac", son paternel affirme que sans le bac une femme n'a le choix qu'entre la prostitution et le mariage. "C'est pareil", rétorque Pauline avec toute la fougue de ses 17 ans. Pourtant, tombée amoureuse d'un Iranien, elle convolera en juste noce dans ces contrées orientales. Revenue en France, elle reprendra son activité musicale au sein du groupe les Orchidées (tenues irisées, van décoré, guitare sèche et fleurs dans les cheveux de rigueur) et défendra aussi bien les joies de la maternité que celles du couple hétérosexuel. "Ah, que c'est bon d'être un ballon, une moisson... une pigeonne qui roucoule pour son pigeon". Une spectatrice l'interpellera : "n'est-ce pas culpabiliser celles qui choisissent d'avorter ?" Pauline devenue Pomme (bien avant qu'une chanteuse d'aujourd'hui n'adopte ce pseudo !) répondra qu'elle défend simplement le libre choix des femmes, quel qu'il soit. Ce qu'on appellera du militantisme intelligent : défendre la contraception (obtenue en 72) et l'avortement (légalisé en 76) ne signifie en rien jeter aux oubliettes le bonheur d'être maman. Voilà pour celle qui chante. Pour en finir avec ce personnage, signalons que le jeu de Valérie Mairesse n'est pas toujours juste, notamment au début du film. Et que le chant sur une place de village sans sonorisation, dans la vraie vie ça atteint vite ses limites...

La face sombre de la radieuse Pomme, c'est Suzanne. A l’énergie vélléitaire de la jeune fille répond la douceur empreinte de lassitude de son amie. Le feu et la glace, le soleil et la lune. Pauline subit ses parents, Suzanne subit ses enfants : elle n'est l'aînée de la future Pomme que de cinq ans mais a déjà deux marmots sur les bras. Et bientôt un troisième, qui amènera Pauline à soutirer de l'argent à ses parents pour l'aider à avorter en Suisse. Son mari est un artiste torturé, qui passe ses journées dans son magasin/studio, délaissant sa famille, miné par son échec artistique. D'où son suicide par pendaison un triste jour - dont les raisons ne sont peut-être pas assez montrées. Suzanne va alors poursuivre son chemin de croix, d'abord chez ses parents agriculteurs qui font peu de cas d'elle et de ses enfants, ensuite à Hyères où elle va s'engager au planning familial. Jusqu'à ce qu'un séduisant pédiatre ne vienne lui redonner son beau sourire en... jouant les princes charmants, ce qui n'est pas vraiment féministe !

C'est dans cette tension entre modèle patriarcal et révolution féministe que réside tout le charme du film de Varda. Traditionnel, l'attachement de Pomme pour son Iranien qu'elle est même prête à suivre au pays, et son bonheur d'enfanter. Traditionnel, le rôle que tient Suzanne vis-à-vis de ses enfants, auxquels elle se consacre pleinement, et son refus d'avoir une liaison avec le pédiatre tant qu'il est marié. Traditionnelle, la réticence de la fille de Suzanne à coucher avec son petit copain tant qu'elle ne se sent pas prête. Audacieuse, l'idée de Pomme de se faire faire un deuxième enfant puisque son mari veut rentrer en Iran, chacun en gardant un ! (Si c'était si simple, cela dit...) Audacieux, le personnage de "fils-père" recueilli par la joyeuse troupe des Orchidées, Varda renversant le schéma traditionnel. Car, à l’image de cet auto-stoppeur embarqué par les quatre filles son gamin sous le bras, les hommes ne sont pas laissés au bord de la route par le combat féministe : ainsi l'Iranien se rebelle-t-il contre son statut de simple fournisseur de semence puisque Pomme ne veut pas le suivre ! De même le mari de Suzanne, que le poncif eût voulu bonhomme salace se rinçant l’œil en photographiant des femmes nues, s'avère-t-il tout autre chose, un être torturé, insatisfait de ce qu'il crée.

C'est peut-être ce mélange si bien équilibré, ce souci de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, qui permet aux Orchidées de chanter de village en village en recueillant la bienveillance des habitants. Les revendications féministes ici, loin de prendre la forme agressive que l'on voit souvent aujourd'hui, sous la plume par exemple d'une Virginie Despentes, s'expriment dans de douces chansons aux paroles souvent savoureuses. La clef du succès.

Varda a expliqué n'avoir recherché dans son film aucun effet de mise en scène, juste un film tout simple pour rendre hommage au combat féministe. Si l'on compare cet opus aux passionnants, sur le plan de la forme, Le bonheur, Cléo de 5 à 7 ou La pointe courte, on pourra regretter une telle décision ! Varda, malgré tout, reste Varda, et son film n'est pas exempt de subtilités, par exemple pour établir le lien entre les deux femmes éloignées géographiquement. Avec une pomme, dans laquelle Pauline croque avant le repas (l'image est symbole de transgression on le sait), se faisant rappeler à l'ordre par ses parents, et qu'on retrouve à Hyères, alors que Suzanne écrit à son ami. Avec un poulet, qui est mis au four chez Pomme en couple avec son Iranien alors que de son côté Suzanne en achète un au marché. Varda signe aussi un beau plan sensuel sur les dunes en Iran, justifiant le désir d'enfant qui s'empare de Pomme. Et un travelling final de toute beauté montrant toute la tribu réunie, une voix off évoquant chaque personnage. Le travelling revient au centre, sur les deux héroïnes, puis termine sa course sur la fille de Suzanne, en qui réside l'avenir du féminisme. Superbe.

* * *

Si on le compare au Bonheur qui a un peu les mêmes qualités s'agissant du fond, L'une chante l'autre pas est un film mineur. On retrouve malgré tout l'audace alliée à une grande simplicité qui caractérise l'une des plus grandes cinéastes françaises. Un Varda moyen, c'est tout de même au-dessus du lot.

7,5

Jduvi
7
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le 7 déc. 2024

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Jduvi

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