D’abord, la crainte. « Elle ne voudra pas de moi. »
Quand Moses Pray quitte l’enterrement de son ancienne maîtresse, il est chargé d’accompagner Addie, neuf ans, chez une tante depuis longtemps perdue de vue. Les liens du sang induisent-ils par nature des rapports d’affection et d’entraide ? La fillette en doute et semble tout sauf ravie à l’idée d’échouer dans un foyer inconnu du Missouri.
Ensuite, l’espoir, fragile. « Tu es mon père ? »
Addie voit en chaque homme, ou presque, un père putatif. Il faut dire que ces messieurs se montrent particulièrement avenants vis-à-vis d’elle. Ils lui décochent leur plus beau sourire et font œuvre de complicité, probablement dans l’espoir inavoué de charmer sa mère, hautement désirée. Mais Moses a quelque chose que les autres ne peuvent feindre : une mâchoire semblable à la sienne. Parce qu’elle a envie d’y croire, Addie va s’accrocher à ce détail physionomique pour se convaincre d’hypothétiques liens filiaux l’unissant à cet escroc à la petite semaine.
Les liens filiaux, justement, caractérisent de manière évidente l’enfance. Au même titre d’ailleurs que la dépendance, avec laquelle ils vont souvent de pair. Dans Paper Moon, ces deux sujets significatifs sont abordés frontalement, mais dérivent toutefois vers des voies quelque peu inattendues.
On l’a vu, Addie est une orpheline entourée de pères putatifs. Moses, qui se décrit lui-même comme un « représentant en Bibles », n’est que le dernier nom d’une longue liste de mâles envisagés sous l’angle de la paternité. Mais le road-movie proposé par Peter Bogdanovich finit par opérer une distinction nette entre les liens d’affection et de sang : tandis que sa tante ne reconnaît même pas Addie quand cette dernière se présente à sa porte, Moses la prend sous son aile, s’ouvre à elle et l’initie à toutes sortes d’escroqueries censées les rendre riches. Sur le plan de la dépendance, tôt exprimée en plongée/contreplongée, il ne fait aucun doute que les deux personnages rivalisent de constance. Addie est esseulée, désormais sans attache, soumise au bon vouloir de Moses. Et ça tombe plutôt bien : cet escroc sans envergure n’a ni famille ni attributs apparents de sédentarité. Il réalise ses meilleurs coups avec la fillette et, comme on pouvait s’y attendre, ne consent pas vraiment à s’en séparer.
L’enfance est facétieuse, forcément. Au moins depuis Mark Twain. Tatum O’Neal, qui glana en son temps l’Oscar du meilleur second rôle féminin, n’a que dix ans au moment de tourner Paper Moon. On la voit pourtant fumer une cigarette, la première d’une longue série, au bout de quinze minutes de péloche. À d’autres moments, elle prendra un air boudeur, courroucé ou éploré, manipulera les victimes de ses multiples escroqueries, ou grimacera sur la banquette arrière quand une « danseuse » assise à l’avant de sa voiture s’attirera les faveurs de Moses.
Toute cette arche narrative traduit d’ailleurs à merveille l’insubordination d’Addie, mais aussi sa capacité de résilience – voire de nuisance. Pour se débarrasser d’une « rivale » jugée encombrante, elle va la pousser dans les bras d’un réceptionniste d’hôtel, à coups de lettre trafiquée, de mensonges concertés et d’une marchandisation du sexe menée clandestinement – c’est-à-dire à l’insu du client !
Cela peut surprendre, mais Addie est profondément duale.
Elle contraint Moses à offrir une bible à une famille désargentée, mais n’hésite pas à arnaquer éhontément une veuve présentant des signes extérieurs de richesse ou à faire passer pour malhonnête une vendeuse mystifiée par une combine à quatre mains.
Elle arbore encore un physique de garçonne – une commerçante, puis un coiffeur ne parviennent pas à se prononcer sur son genre –, mais tient, avec une autre gamine, une conversation hallucinante sur la prostitution.
– Elle se fait sauter beaucoup ?
– Elle, c’est comme une machine : quand tu mets une pièce dedans, ça se met en marche.
– Combien c’est, son tarif ?
– Beaucoup… si on lui donne. Mais elle demande généralement cinq dollars.
Facétieuses, les jeunes années. Et vite déniaisées.
Paper Moon comporte peut-être le portrait d’enfance le plus juste jamais filmé. Du premier plan immortalisant Addie de près dans un décor désertique du Kansas à l’arnaque au bootlegger consistant à lui voler des caisses de whisky pour ensuite les lui revendre, du plan sublime où Moses et Addie se regardent en chiens de faïence dans un café-restaurant à un chapelet de tirades cruelles (« Je ne cède pas ma place à un veau », « Elle a une vessie de la taille d’un pruneau »), la manière dont Peter Bogdanovich figure l’enfance se leste d’ambiguïtés et d’à-propos.
Addie est un être pensant, attachant, actif, doué de raison, pourvu d’attentes. Elle possède une intelligence supérieure – elle améliore sans cesse les combines de Moses, elle planque très opportunément l’argent de la contrebande dans son couvre-chef. Elle affiche quelques vices – la cigarette, la jalousie. Et elle brille de valeurs qui filtrent çà et là – elle veille sur les intérêts de son ami/père potentiel, elle donne aux nécessiteux et cite même Franklin Roosevelt pour justifier ses gestes de compassion.
Mais Addie reste une enfant. Comment le nier en la voyant prendre la pose devant un miroir, ou se parfumer abondamment ? Comment expliquer autrement ses moues contrariées ou sa volonté, une fois sans le sou, de se refaire en vendant des bibles ou en arnaquant des commerçants, comme s’il était possible de vivoter éternellement d’escroqueries mineures ?
Finalement, l’enfance, c’est une évasion improvisée dans un commissariat de police. C’est la spontanéité, l’opportunisme, l’insouciance face à des lendemains parfois douloureux. C’est le bonheur à portée de main, avec juste ce qu’il faut de tendresse et de compréhension mutuelle.
Et c’est ce qui rend Paper Moon universel, et peut-être éternel.
Critique publiée sur Le Mag du Ciné (cycle sur l'enfance au cinéma)