Première incursion du côté de Suzuki, et on peut dire que la rencontre fut explosive. Le ton est donné dès le générique, avec des dessins qui accrochent l'œil et une musique parfaitement en accord. On sent tout de suite qu'on s'engage dans la série B, mais impossible de deviner la direction avec précision.
"La Barrière de chair" est une immersion aussi brutale que sidérante dans le Japon d'après-guerre, où les conflits tout juste passés sont encore omniprésents dans les décors (que ce soit en extérieur ou en studio) en ruines, avec des bâtiments portant encore sur eux les stigmates des derniers bombardements. L'occupant américain est bien en place à travers la police militaire qui sillonne les rues où règnent un certain chaos. En posant un tel cadre, on croirait presque à une version antérieure et japonaise du "Mariage de Maria Braun" (1979) de Fassbinder, et le parallèle est d'autant plus fort que la question de la femme occupera une place centrale dans le récit.
C'est non pas une femme isolée mais un groupe de femmes aux intérêts différents qui intéresse Suzuki. Des prostituées errant dans les rues de Tokyo à la recherche de clients pour amasser le pécule qui les feront manger : tel est leur fonctionnement, presque un crédo, qu'elles imposent à toutes les nouvelles recrues. Le film insiste largement sur la part d'humanité à laquelle elles renoncent ainsi et sur le mécanisme infernal dans lequel elle s'engouffrent en se soumettant à cette règle : voilà comment être acceptée dans le Japon occupé et détruit. Le sexe exclusivement tarifé, et surtout pas pour le plaisir (une thématique pouvant rappeler, dans un registre sensiblement différent, celle dans "Les plaisirs de la chair" d'Ôshima), pour survivre dans le chaos. Les sentiments sont proscrits, et même sévèrement punis : ce sera l'occasion d'illustrer la puissance esthétique et outrancière du film à travers une séquence de torture très marquante.
Formellement, "La Barrière de chair" n'a de cesse d'expérimenter, de repousser les limites de l'excès, d'oser explorer des propositions formelles foisonnantes : les couleurs archétypales associées à chaque fille, les multiples surimpressions, et bien sûr des séquences de sévices à l'intensité variable, inoubliables. Il en ressort une misère (physique, morale, économique) et une bestialité incroyables : c'est un regard sur une jungle urbaine, comme l'annonçait l'introduction, avec une figure de femmes très fortes, indépendantes au-delà de l'emprise du personnage de Jô Shishido, et détenant la clé de leur émancipation dans un océan de ruines et de pop-art sulfureux.