Amusant comme le soleil et les astres peuvent changer d'apparence. En temps normal, on se laisse réveiller par les uns puis bercer par les autres. Aujourd'hui, c'est presque indécent de regarder le ciel. L'immédiat après-guerre, on l'a attendu comme une délivrance alors que c'est le dernier sursaut du conflit, béance à l'abri de la morale comme de la quiétude. Alors on se regroupe, entre femmes et avec un code qui n'épargne aucune d'entre nous.
Pas de droit chemin à suivre pourtant : si on évite de baisser les yeux, c'est pour pas croiser notre reflet dans une flaque rance ou pire, échanger notre misère contre celle d'un pauvre bougre à peine mieux loti. Qu'on le veuille ou non, les souvenirs infestent le bitume et se transmettent comme un virus. Prends le temps d'écouter un type te raconter comment il en est arrivé là, son fardeau alourdira le tien pour peu que tu lui accordes une minute d'empathie.
Alors la compassion on l'évite autant que possible, remisée dans une boîte, sans doute depuis qu'on a perdu nos proches. On pensait la déterrer une fois le conflit terminé, c'était sans compter sur l'après, cette parenthèse qui laisse le temps de compter les disparus mais peu pour oublier les dégâts. Il faut juste manger, se lever, éviter de tomber malade et garder la tête froide. Une femme seule, devant l'ogre urbain, elle tient pas trois jours. Ici, on a un début de chance.
Ensemble, on a transformé une ruine en abri imprenable. Du moins on y croit, c'est juste un immeuble ouvert aux quatre vents. Ce qui s'y passe n'est pas plus laid qu'à l'extérieur, mais au moins on le garde pour nous. Car il s'agit de regarder droit devant, un jour après l'autre, et de se payer à manger. L'air de rien, on doit avoir fière allure pour qui prend le temps de nous observer, dépenaillée mais impressionnante, de quoi faire reculer les charognards.
Le béton et la terre, ces deux mamelles architecturales forcées à cohabiter, on les a domptées pour oublier qu'elles nous enchaînent. La fierté est toujours là, paumée entre deux gestes agressifs et motivant chacun d'eux, parce qu'on veut rester debout. Même la violence et les châtiments ont droit de cité alors même qu'on maudit les meurtres à grande échelle qui nous ont menés là, dans cette prison à ciel ouvert où on prend du plaisir jusque dans des punitions cruelles.
Ne pas être vues, c'est ce qui nous est arrivé de mieux et de plus terrible. Les sorties sont régulières et les silhouettes se ressemblent, formes aguicheuses et suantes déterminées à voir la prochaine décennie, prêtes à espérer une reconstruction. Ça crève les yeux qu'on est bien vivantes, maîtres des lieux et de nos vices cachés, parquées de l'autre côté d'une barrière invisible où les hommes sont amis, ennemis, proies et menaces, eux aussi en attente du lendemain.