C’est l’histoire d’une reproduction ; boy meets girl, John meets May… peu importe au final, il s’agit simplement de l’histoire universelle que l’on se murmure et raconte depuis Ève et Adam jusqu’à Tom Mercier et Anaïs Demoustier aujourd’hui. Une boîte de nuit, un secret resnaisien qui les ronge ; Marienbad n’est jamais si loin. Le temps passe autant qu’il se dilate, ils doivent vivre leur histoire avant que Bonello ne s’en empare à son tour, dans quelques mois. C’est une course contre une montre, une montre qui tait son nom et sa nature, une montre que May offrira littéralement à John, quand il sera déjà presque trop tard. Ils se sont rencontré lors d’une fête enfantine, au milieu d’un paquito, pas loin des parents. Ils se sont retrouvé dans un club sans nom ; elle se souvenait de tout et lui de rien, à peine de son propre secret. Elle s’est engouffrée dans cette fêlure, cela a duré près de vingt-cinq ans. Vingt-cinq années à chercher comment ne pas passer à côté de leurs vies, à voir le monde évoluer et mourir dans ce club-monde, à chasser la bête invisible tandis que la physionomiste (parfaite Béatrice Dalle) les observait en savant folle des sentiments. Les années passent et emportent sur leur passage les modes (la techno), les vies (le SIDA), les modes de vies (alternatifs). Alors il reste John et May, deux vétérans de la nuit qui chaque samedi, restent jusqu’au bout, en conquérants d’une vérité qui se dérobe à eux en permanence.

Cette adaptation de la nouvelle de Henry James est portée par une arrogance ravageuse, désireuse d’engloutir de vastes notions telles que l’amour, le temps qui passe, et même la naissance du XXIe siècle, qui s’est accompagné de la mort d’une certaine insouciance juvénile (donnant une dimension réac’ involontaire au film). En construisant à la fois l’avortement d’une histoire d’amour et la lente agonie d’un temps nostalgique et révolu, Patric Chiha se fait le peintre de l’angoisse existentielle en tant qu’idée, du destin inévitable et subi vers lequel on se dirige, conscient que tout chemin de traverse ne serait qu’un raccourci vers cette même issue. Tom Mercier semble né pour jouer le rôle tragique de John, cet être convaincu qu’une chose « plus grande que nous » s’abattra tôt ou tard sur lui, et puis sur May, pour qui il ressent une attirance d’un ordre métaphysique, supérieure à la simple règle de l’amour. Par sa gestuelle un brin maladroite et sa diction hachurée, il incarne par son corps seul ce que la physionomiste voit en lui : un être qui souffre d’une chose que personne ne pourrait comprendre. Toujours un peu à côté (c’est-à-dire ailleurs), il ausculte l’invisible tétanisé, comme s’il savait déjà un peu que lorsque le sort s’abattra sur lui, ce sera la fin. Et c’est assez logiquement qu’il donne la réplique à Anaïs Demoustier dont les films et les années ne semblent atteindre sa fraîcheur de jeu, telle une traductrice optimiste des prophéties allouées.

Les deux personnages évoluent dans une unité spatiale (le club qui finira par s’appeler « La Bête dans la jungle »), mais traversent les décennies sur le dancefloor, entourés d’une faune jeune et alternative, qui se renouvelle en permanence jusqu’à en exclure les fers de lance d’antan. Ce lieu hautement cinématographique est pris à contrepied : peu d’esthétisation à outrance (juste assez pour la promo diront les plus cyniques), ni de musique qui surpasse les dialogues et obstrue la communication. Bref, La Bête dans la jungle n’est pas tant un clip d’une heure quarante, si non une expérience atmosphérique menée par un cinéaste amoureux de ses cobayes. Car rien n’est plus excitant que de regarder John et May se fracasser encore et encore contre le mur d’acier que constitue ce secret, et dont le vieillissement par l’âge (et jamais les maquillages) crée une sorte de compte à rebours. C’est un peu le problème de l’ascenseur : plus on attend qu’il arrive, moins il est pertinent de partir ; et pourtant il faut bien parvenir jusqu’en haut. À quel moment peut-on dire que la quête ne valait pas la peine d’être menée ? Que l’on y a perdu plus que de gains ? Cette question est noblement prise en charge par la mise en scène, qui ne recule pas devant l’état de latence, de surplace et de répétition que le dispositif formel de la boîte met en place.

C’est à la fois la plus grande qualité et le ventre mou du film : en créant ainsi de la densité à multiplier les prises sur des corps intangibles au milieu d’une foule en perpétuel renouvellement, La Bête dans la jungle épuise sa démarche par toutes les incursions hors du microcosme (et dont la plus maladroite serait la victoire de François Mitterrand en 1981), brisant le cocon chimique dans lequel s’isolaient John et May. Ne soyons pas rancuniers, et pardonnons même pour la voix off, porté depuis les bas-fonds de la terre par Béatrice Dalle : le film est d’abord et avant tout une tragédie moderne, une mise en garde autant qu’une incitation à embrasser la vie et les opportunités dès qu’elles se présentent. À la toute fin, lorsque John découvre le secret (la bête, son erreur), le plus beau plan du film cristallise toutes ces contradictions, et n’est pas sans rappeler la fin de Désordres de Cyril Schäublin, un autre film incitant au réveil et à l’action : en tombant sur la tombe de May, la montre qu’elle lui avait offerte se brise. C’est l’histoire d’une reproduction qui n’aura pas lieu, un boy meets girl qui n’a su se jeter dans les abîmes de l’amour. Le temps s’écoula et il fut trop tard pour lui.

-critique écrite en une heure, dans de drôles de circonstances-

morenoxxx
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le 17 juin 2023

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morenoxxx

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