Monumental film expérimental bien qu'imparfait (et c'est le but)

La Bête dans la Jungle est un projet que j'aurais pu imaginer, car réunissant mes deux obsessions thématiques : l'Histoire et l'univers underground de la boîte de nuit. Un récit se déroulant entre 1979 et 2004 dans une boîte de nuit était donc un immanquable pour moi et c'est la raison pour laquelle j'ai lu le script en 2021 avant le début du tournage (ayant bossé pour les coproducteurs belges). Déjà à l'époque, j'étais partagé sur le récit et sur certaines intentions de réalisation de Patric Chiha, mais je restais curieux du résultat, notamment au niveau artistique.

Le film fini m'a conquis et je valide toutes les décisions de réalisation qui créent un objet étrange et cohérent. Non-contradictoirement, je regrette que Patric Chiha ne soit pas parti dans une direction différente. C'est sans doute le problème de voir un film que vous auriez aimé faire : vous êtes partagé entre l'honnêteté critique et le constat que le film que vous avez vu n'est pas celui que vous auriez fait.

Tout d'abord, il faut parler de l'histoire qui est sans doute l'aspect le plus clivant du film. Patric Chiha, en voulant coller à la nouvelle de 1903, s'est sans doute fourvoyé vis-à-vis de l'enjeu principal du film qui est la fameuse attente désespérée de la Chose par John. Qu'un Américain de 1903 s'imagine être destiné à une chose merveilleuse n'a rien de surprenant. Qu'un Français de 1979 s'enfonce dans une telle folie au premier degré et l'exprime cash sans être envoyé dans un asile psychiatrique est un peu plus contestable. En voulant coller à la nouvelle d'Henry James, Patric Chiha ne se rend pas compte que transformer le contexte idéologique et national nécessite aussi de transformer l'obsession de John vers quelque chose de moins mystico-religieux au profit de quelque chose de plus matérialiste (le film parcourt après tout la période où s'impose le néolibéralisme) et de plus subtile (l'approche premier degré de John est si abrupte qu'on se demande souvent pourquoi May lui court après pendant 20 ans).

Cette absence de réécriture du récit, perdu à l'aube du XXe siècle, va de paire avec un autre élément : l'historicité étrange de l'histoire. Certes, on voit l'évolution du monde sur 25 ans : les costumes, les lumières, la musique, tout change. Le film est ponctué d'événements historiques qui permettent de situer les soirées dans la chronologie. Mais si on reconnaît les époques au niveau artistique, le récit et les personnages semblent d'un autre temps. Mitterrand, le sida, la chute du mur, le 11 septembre, tout ça a lieu sans que cela ne bouleverse la vision du monde des personnages. Ceux-ci suivent leur arc narratif sans que le zeitgeist changeant, visible par l'évolution musicale, ne les affecte. Que John soit hors du temps est logique, mais pourquoi May, dans sa phase de lucidité, n'est-elle pas davantage affectée par ce qu'il se passe ? Idem pour les personnages secondaires qui, à l'exception des rides, ne semblent pas changer avec l'histoire. Le film a donc un rapport étrange avec l'Histoire qui passe à vitesse grand V devant des personnages qui ne semblent pas affectés par elle.

Cela donne aux personnages un côté anachronique qui se comportent en réalité comme des fêtards de 2021. Il suffit de voir les nombreux personnages efféminés du film qui semblent moins sortir de soirées de Paris is Burning (réalisé dans les années 1980) que du quartier gay bruxellois de 2021. Ce manque d'historicisation dans le jeu donne à l'ensemble un côté fake, comme si on assistait à une succession de soirées rétro et non à de vraies soirées des années 1970-1980-1990-2000.

Et pourtant... il faut admettre que tout ça fonctionne parfaitement. Car La Bête dans la Jungle est surtout un objet cinématographique étrange portant sur la terreur du temps qui passe. Que tout semble anachronique alors que tout nous évoque l'année à laquelle se déroule l'action perturbe le spectateur qui ne sait plus où il est, perdu dans la folie de l'Histoire et de la boîte de nuit à l'image de May et de John. Cette incapacité manifestement volontaire de vraiment pouvoir s'immerger dans cet univers vivant est frustrante : on aimerait pouvoir vivre ces scènes de soirées, mais nous n'y parvenons pas, aspirés par le trou noir qu'est John et par l'artificialité de la reconstitution. On a l'impression de passer à côté de la fête, à côté de l'Histoire, à côté de tout et cela nous met finalement dans l'état de colère de John qui, alors que les soirées des années 1990 se multiplient, se met à hurler spontanément sans explication.

Et au final, il s'agit peut-être du meilleur hommage qu'on puisse faire à la boîte de nuit : un monde où le zeitgeist est à la fois omniprésent et absent, où on croit vivre à fond tout en perdant son temps. C'est une expérience contradictoire que retransmet ce film plus que paradoxal.

Bref, je peux faire tous les reproches que je veux (reproches qui m'empêchent de mettre un 10). Mais en même temps, je sais que les points critiqués sont aussi ceux qui font de ce film cet objet hypnotisant, étrange et fascinant.

En réalité, si j'avais de vrais reproches à faire sur le film, c'est le côté inutilement kitsch de certaines scènes de romances accompagnées de violons bien lourdingues. La voix-off est envahissante et pas franchement nécessaire, car retirant du mystère. Enfin, le postulat du huis-clos est rompu à plusieurs reprises dans des scènes se déroulant dans des appartements bien moins fascinants que la boîte et c'est assez dommage.

Pour conclure, je n'aurais sans doute pas réalisé ça comme ça... mais bon sang, que cette version est marquante !

MarxLeCyberpunk
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le 8 sept. 2023

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