Comme un peu de soleil dans l'eau froide
Film italien sorti en juin 2010, de Pietro Marcello avec comme acteurs principaux Mary Monaco et Vincenzo Motta. Il a été nominé de nombreuses fois et a reçu plusieurs récompenses qu’il serait trop long d’énumérer. Le nom est une référence au roman éponyme de Gaspare Invrea publié en 1892.
L’histoire se passe à Gênes et s’étale sur une cinquantaine d’années. Enzo (Vincenzo Motta) a passé la moitié de sa vie en prison pour une histoire de fusillade et vient d’être libéré. Carrure impressionnante, visage sévère et regard noir, il nous raconte une partie de sa vie. Gangster sicilien multirécidiviste, il a tout du dur-à-cuire, et pourtant… En prison, il a rencontré un travesti, Mary (Mary Monaco) dont il est tombé fou amoureux. Cette histoire d’amour improbable révèle la sensibilité à fleur de peau de ces deux marginaux. On plonge dans leur quotidien et leur aspiration à vivre dans un paradis à leur mesure : "une maison à la campagne avec un jardin potager et peut-être une véranda avec un banc où l'on pourrait se serrer pour regarder l'horizon, avec nos chiens autour."
L’histoire du film est relativement simple, mais la forme est nettement moins conventionnelle puisqu’on alterne entre documentaire, interviews, images d’archives et fiction. Le réalisateur utilise une voix off pour lire des passages du livre de Gasapre Invrea, quelques vers/réflexions puis arrivent les voix d'Enzo et de Mary et des chansons envoûtantes. Bref, les moyens utilisés pour raconter cette histoire d'amour sont variés et magnifiquement employés. Le résultat est à la fois déconcertant et accrocheur, l'immersion est totale.
Si ce film n’a aucunement besoin d’éléments de contexte pour hypnotiser le spectateur, il est intéressant de se pencher sur sa genèse pour apprécier pleinement l’œuvre.
Où l’on apprend qu’il s’agit d’une histoire vraie…jouée par les véritables protagonistes :
Ce film est issu d'une commande passée par une fondation jésuite de Gênes qui s'occupe des marginaux (miséreux, drogués, petits caïds, prostitués et travestis). Pour répondre à la demande, le réalisateur, originaire de Naples, a choisi de montrer le quotidien de ces pauvres hères afin d'accompagner du regard l'action de la fondation. Il a dû pour cela, s’imprégner de l’ambiance de ces rues malfamées, se familiariser avec ces crève-la-faim vivant au jour le jour et observer, observer pour trouver son angle de tir.
Si Gênes restait « La Superbe » dans l’esprit de Pietro Marcello, associée aux souvenirs de son marin de père qui embarquait jadis pour l'Amérique depuis le Ponte dei Mille, le réalisateur trouva une ville ravagée par la désindustrialisation, hantée par son passé glorieux et qui peine à cacher sa population de marginaux.
Habitant sur la piazza Del Campo, s'habituant tant bien que mal au climat social délétère, ce n’est qu’après une longue période d’observation qu’il rencontra Enzo devant une boulangerie. La révélation fût immédiate, voilà une gueule marquée par la vie! "J’ai toujours pensé qu’on ne juge pas un acteur par ses capacités techniques, mais surtout par l’histoire que son visage raconte." Il ne fallut pas longtemps pour qu'Enzo montre ses blessures et raconte sa vie au réalisateur : errant depuis sa jeunesse sans ces ruelles, il a collectionné petits boulots, rixes et peines de prison. Sa vie s'est apaisée quand il a rencontré l'amour.
Cultivée et réservée, Mary fût nettement plus difficile à approcher. Bien différente de son "Enzo le Roc", elle a grandi dans une famille bourgeoise de Rome. Très tôt perturbée par sa sexualité, elle a dû fuir et se réfugier à Gênes où existait une communauté de transsexuels. Ils se sont rencontrés en prison, Enzo protégeant Mary des violences et sévices habituellement administrés aux transsexuels. Mary apportant à Enzo une tendresse qu'il ne connaissait pas. Ce sont eux qui ont proposé de témoigner de leur amour devant la caméra...
Pour raconter ces vies complexes enracinées dans les bas fonds de Gênes, le réalisateur mêle habilement images d'archives, passages d'Enzo sortant de prison, de films de gangster puis scènes de la vie quotidienne avec l'apparition par étapes de Mary (la voix d'abord, par l'image ensuite et enfin l'interview du couple). La mosaïque d'images et le mélange des époques permettent une exploration de ces destins sinueux dans une ville accablée par sa lente mutation. La peinture noire et hyperréaliste est cependant littéralement transcendée par l'amour d'Enzo et Mary. Pietro Marcello arrive à capter la tension amoureuse du couple tout en inscrivant ces vies dans un cadre plus grand : l'histoire de Gênes, touchant ainsi du doigt un des fondamentaux universels : l'amour est le "désir de survivre à la bestialité de la vie, de s’accepter et de se protéger l’un l’autre dans un monde horrible et féroce, d’exister ensemble, comme quelque chose d’indissoluble."
En conclusion, ce film est un petit bijou de poésie, une perle noire qui nous ramène dans le passé, nous plonge dans les rues de Gênes que peu fréquente. Il nous laisse entrevoir une lueur d’espoir, une promesse d’un bonheur simple. Je finirai sur une citation de Goffredo Fofi qui illustre parfaitement l’idée que je me fais du travail de Pietro Marcello et de ses acolytes : « Una storia d’amore comme non se sanno più raccontare »...
Le site officiel (en italien) : http://www.mymovies.it/laboccadellupo/
L’extrait avec la chanson « L’eau à la bouche » de Gainsbourg (sublime combinaison !) : http://www.dailymotion.com/video/xdqhpm_la-bocca-del-lupo-extrait-2_shortfilms
et un mélange d'interview/extrait : http://www.youtube.com/watch?v=pbUqjAmkNpQ&feature=related