Pedro Almodóvar a 75 ans, un âge où la plupart des grands cinéastes, s’ils sont encore en activité et s’ils ont la chance de toujours pouvoir faire des films, commencent à s’interroger sur la Mort, ou tout au moins laissent percer la tristesse que provoque en eux la disparition de « leur monde », de ces choses qu’ils ont pensées importantes et qui, soit ne sont plus, soit sont appelées à disparaître. C’est logique, et sans doute inévitable, et ça irritera – à moins que cela ne les laisse indifférents – les plus jeunes parmi les cinéphiles, pas encore concernés par ces interrogations existentielles…

La chambre d’à côté correspond tout à fait à ce programme d’un film qui, s’il n’est pas encore testamentaire (parce qu’Almodóvar ne revient nullement ici sur son propre parcours et sa propre œuvre, ne témoigne donc d’aucun égocentrisme, mais au contraire d’une belle générosité, d’une formidable attention à l’autre), est au moins en phase avec les soucis des gens de sa génération.

La chambre d’à côté raconte l’histoire, faussement simple, de Martha, ex-reporter de guerre, qui choisit une issue volontariste au combat qu’elle a perdu contre le cancer en décidant elle-même de l’heure de sa mort. Et qui convainc une amie chère, mais néanmoins distante, Ingrid, une écrivaine célèbre (par ailleurs terrifiée par l’idée de la mort !), de l’accompagner durant ses derniers jours d’existence. L’histoire est simple, et ne « bénéficiera » d’aucun « twist » au goût du jour (même si « la porte rouge » s’avère finalement une sorte de McGuffin…), chacun exécutant son programme tel que prévu, y compris la police US, représentée par l’un de ces fanatiques religieux qui semblent désormais commander de l’autre côté de l’Atlantique, et qui ne sauraient admettre ce crime contre Dieu qu’est le suicide assisté.

Une histoire simple, mais comme on est totalement ici chez Almodóvar (les couleurs vives, l’utilisation lyrique d’une musique classique, l’attention totale portée par le réalisateur aux mots qui sortent de la bouche de ses actrices, à chacune de leurs expressions), ouverte à tout un tas d’autres histoires, inattendues, et contribuant pourtant à enrichir le thème central du film. C’est par exemple la bouleversante incursion dans Bagdad sous les bombes qui nous permet de croiser une autre histoire d’amour (le sexe étant la meilleure arme contre la peur), ou la formidable scène de l’incendie d’une maison peuplée des fantômes d’une guerre abominable, au milieu d’une grande plaine américaine. C’est aussi l’évidente association entre le destin individuelle et l’histoire collective qui est faite - certes de manière un tantinet didactique - à travers le personnage de John Turturro (un excellent amant, jadis partagé par Ingrid et Martha, c’est important), enrageant devant la destruction de la planète.

En pleine maîtrise de son art, alternant une construction hitchcockienne dont on sait qu’il domine parfaitement les codes, et une contemplation quasi bergmanienne de ses actrices (voir l’affiche US, qui joue cette carte-là, alors que l’affiche française insiste sur le lien préservé avec les années « Movida »), Almodóvar a néanmoins la lucidité de savoir que nombre d’immenses artistes ont parlé de la Mort avant lui, et potentiellement mieux que lui : il place La chambre d’à côté sous l’influence de deux références anglo-saxonnes, qui constituent sa manière de prendre acte que son film ne sera pas totalement espagnol (même s’il l’est encore largement, voir le couple homosexuel des prêtres et le coach à la salle de gym, qui déplore le fait qu’il ne peut plus toucher le corps de ses élèves) : il y a d’abord Edward Hopper, qui détermine la construction esthétique et géométrique de nombreux plans du film, mais qui surtout les enrichit des images fortes de son Art (solitude existentielle, espaces vides et absence, passage du temps marquant un inévitable déclin…). Et il y a surtout la formidable nouvelle The Dead de James Joyce (tirée du recueil Gens de Dublin), citée directement, mais également illustrée par un extrait du dernier film de John Huston, The Dead, qui l’adaptait. Outre la beauté du texte de Joyce (The Dead est, à notre humble avis, un monument de la littérature), cette référence explicite confirme la position d’héritier d’un certain grand cinéma « classique » qu’a adoptée de plus en plus clairement Almodóvar au fil de son œuvre, avec une humilité louable.

Pour finir, il serait absurde de ne pas mentionner l’interprétation subtile mais bouleversante (La chambre d’à côté est un film qui n’arrête pas, durant ses presque deux heures, de nous mettre les larmes aux yeux !) du duo Tilda Swinton / Julianne Moore, deux des plus grandes actrices de leur génération. Le coup de génie d’Almodóvar est de les associer intimement, tout en capitalisant sur l’image que chacune a développé au cours de sa carrière : Swinton, dure et égocentrique, dominatrice et pourtant fragile, et Moore, débordant d’empathie et pleine de doutes et d’interrogations, constituent les deux facettes de LA FEMME, à la fois moderne, engagée, et éternelle. Le tout en échappant à tous les clichés que l’on pourrait craindre, comme Almodóvar a toujours si bien su le faire.

Une œuvre maîtresse du Cinéma contemporain : nous ne sommes que début janvier, mais il sera difficile de faire mieux en 2025.

[Critique écrite en 2025]

EricDebarnot
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il y a 8 jours

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Eric BBYoda

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