Dans le cadre d’un hommage à quatre réalisateurs français qu’admirait feu Bertrand Tavernier – Carné, Duvivier, Grémillon, Renoir –, l’Institut Lumière proposait ce mercredi La charrette fantôme, de Duvivier. Mon père, 88 ans, neveu du grand homme, était présent, ce qui passa inaperçu car aucune présentation du film n’avait été prévue... Dommage, il aurait pu narrer quelque belle anecdote sur le personnage haut en couleurs qu’était son oncle.

Que dire du film ? La charrette fantôme est un remake du film de Victor Sjöström, paru en 1921. Près de 20 ans plus tard, le cinéma est devenu parlant. Tonton Julien s’attelle à la tâche, c’est le cas de le dire. Il s’assure le concours de deux vedettes d’alors, Pierre Fresnay et Louis Jouvet. Des rôles à contre-emploi puisque l’un et l’autre figurent des clochards passablement portés sur la bouteille. Le meneur de la bande, c’est Jouvet, dit « l’étudiant ». Le personnage est truculent : il n’accepte qu’avec réticence la soupe populaire, refuse de travailler, sait parfaitement manipuler la bigoterie d’une riche bourgeoise en pleine rue. En substance : « Vous y gagnez, puisque le Bon Dieu vous le rendra au centuple »…

Julien Duvivier était célèbre pour son anticléricalisme, scandale aux yeux de sa famille catho bon teint. Il montre ici de la religion un visage ambivalent : il se moque, certes, de la superstition d’une nantie, mais donne aussi à voir l’œuvre bienfaitrice de l’Armée du Salut – certes pas catho puisque l’organisation est protestante. La cérémonie religieuse est à cet égard intrigante. Brillamment mise en scène (on appréciera le montage alterné entre, d’une part les visages des religieux et des chanteurs, et d’autre part ceux des ouailles convertis par tant de pathos, montage parfaitement synchronisé avec la musique), elle laisse planer un doute : s’agit-il d’une ode à la puissance thaumaturge de la religion, ou est-ce un tableau grinçant, ironique, que nous propose Duvivier ? Vu la réputation du bonhomme, j’opterais pour la seconde hypothèse.

Au chapitre de la religion, il y a aussi la figure de sœur Edith. C’est, me semble-t-il, sans ironie que Duvivier nous montre ce modèle de sainteté. Comme pour le Christ, aucune âme n’est jamais perdue aux yeux de la jeune femme. Le visage angélique de Micheline Francey sert admirablement le propos. On trouvera le même personnage trois ans plus tard devant la caméra de Robert Bresson, avec le très beau Les anges du péché. Mais Duvivier n’est pas Bresson : la question du péché d'orgueil que représente l'aspiration à la sainteté n’est ici traitée que superficiellement.

Duvivier s’empresse plutôt de subvertir son icône : sœur Edith, en effet, est tombée amoureuse de David, joué par Pierre Fresnay. Un alcoolique notoire, grossier, violent, de surcroît ingrat envers qui le secourt. Pierre Fresnay donne de sa personne en adoptant un ton bourru sans convaincre tout à fait : un Gabin, naturellement plus « peuple », eût mieux convenu, ne peut-on s’empêcher de penser.

Donc Edith s’éprend de David, d’autant qu’à ses yeux plus la cause est désespérée plus la motivation croît. Hélas, le cinéaste n’exploite guère mieux cette histoire d’amour. Il s’en tient à de discrets mouvements d’humeur de la belle (sa déception lorsqu’elle apprend que David est marié) et ne donne libre cours au sujet qu’une fois survenue la mort de la sœur. Dommage : il y avait dans le combat de l’esprit et la chair un vrai sujet, où le grinçant Duvivier aurait pu donner sa mesure, s’éloignant du terrain favori d’un Bresson. Reste qu’il sait rendre son personnage captivant : par exemple dans la scène où, venue affronter ce lieu de perdition qu’est le bar, elle reçoit un verre en pleine figure. C’est cette image de profanation qui marquera le copain de David, le poussant à se convertir, bien plus que la cérémonie emphatique quelque temps plus tard. Sans doute était-il superflu de le rendre amoureux de la belle Edith : Duvivier, ici, charge un peu trop la charrette.

Anticlérical, il faut je crois garder cette grille de lecture s’agissant des œuvres de tonton Julien. Mais anticlérical ne signifie pas pour autant athée, et La charrette fantôme fait une large place au règne des esprits. On sait que Julien Duvivier était croyant, « à la façon de Spinoza », me précise mon père. Il croit « visiblement » à l’âme et au voyage qu’elle accomplirait en quittant le corps. L’âme est une prisonnière du corps, que la mort libère. Il illustre son idée à grands renforts d’effets spéciaux : essentiellement des surimpressions qui font un peu sourire, à l'instar de la reconstitution en studio d'un village enneigé qui ouvre le film.

Car le cinéma de Duvivier se révèle parfois un peu daté. Si La règle du jeu ou Une partie de campagne (Renoir), Les enfants du paradis ou Le jour se lève (Carné) ont échappé à l’usure du temps, il n’en est pas de même de Marianne de ma jeunesse ou de celui-ci. La faute, ici, à des personnages taillés à la serpe : nos pauvres sont très caricaturaux, galerie de gueules cassées en nippes, de même que les soldats de l’Armée du Salut bouffis de bonté désintéressée, et que la bande de soiffards et de filles perdues qui peuplent le bar où David a pris ses marques. La faute aussi à un pathos un peu dégoulinant vers la fin du film : le copain de David qui se met à faire le bien et ne touche plus à la boisson, Georges qui reprend son poste dans la charrette à la place de David, Edith qui implore son David adoré à l’article de la mort… Tout cela fait un peu sourire en 2022.

Le film souffre, par ailleurs, de bon nombre d’incongruités ou d’incohérences scénaristiques :
- Notre David, qui vient de passer une première nuit à l’hospice de l’Armée du Salut, apparaît pourtant rasé de frais au petit matin.
- La vieille qui se traînait à la distribution de soupe populaire a dû retrouver ses jambes puisque la voilà en pleine montagne gravissant - péniblement, certes - une pente enneigée. Un peu plus loin dans le film, David et Edith se retrouvent, eux, au milieu des champs de maïs. Une ville entourée de paysages très variés décidément !
- Le pot offert à Edith se met à fleurir subitement, un beau matin. Il n’y avait rien la veille et tout d’un coup, paf ! plein de fleurs. Voilà qui relève, en effet, du miracle…
- On apprend qu’Edith a attrapé la maladie qui va la terrasser « en s’occupant de David » un soir. C’est bien connu qu’un petit coup de froid vous terrasse communément : attention à bien mettre sa petite laine…
- Pourquoi Georges quitte-t-il le confort douillet de son lit d’hôpital pour aller gambader sur les toits enneigés ? Pour échapper à la mort bien sûr ! Logique.
- Pourquoi la femme de David a-t-elle réintégré le taudis qu’elle avait abandonné – si ce n’est pour que son homme puisse la retrouver opportunément et sauver in extremis les enfants ?

Autant de détails qui grincent comme les roues de la charrette. Dommage, car Julien Duvivier réussit, comme toujours, quelques morceaux de bravoure. On a déjà évoqué la cérémonie religieuse et la scène du verre d’eau lancé à la figure. Ajoutons à cette liste la scène de fête où Georges va se faire poignarder, pleine de rythme et d’expressivité, digne d’un Max Ophüls dans Le plaisir. Ainsi que le passage à tabac du Père Noël au milieu des enfants, qui ne manque pas de caractère. De très jolies choses qui ne suffisent pas, hélas, à contrebalancer l’impression générale : celle d’un opus assez faible dans la filmographie de Tonton, et assez mineure dans l’histoire du cinéma français d’entre-deux-guerres. Optez plutôt pour Panique, Marie Octobre ou les deux premiers Don Camillo : ils ont mieux résisté au temps.

Jduvi
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le 23 juil. 2022

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