Chasseur
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Flashforward... Un cercueil, une personne dont l'identité n'est pas encore connue à l'intérieur... On retourne dans le temps présent. Bjørn et Knut, deux amis proches, convoitent GuriIl. Bjørn épouse finalement cette dernière. Knut essaye de s'éloigner d'eux en restant deux ans à l'étranger, mais le désir le fait revenir. Des tensions vont apparaître entre les trois. Elles vont trouver leur point culminant lors d'une partie de chasse, au milieu de nulle part.
Vous allez me dire que cette histoire est d'une grande banalité. Que rien que dans le cinéma hollywoodien, on peut en trouver des milliers et des milliers de films avec un triangle amoureux. Pas besoin d'aller s'aventurer en terre norvégienne pour cela. Oui, si ce qui est raconté est du vu et du revu, par contre, la manière dont est mené le récit fait que cette œuvre est unique.
Le générique de début donne tout de suite la couleur, sans que l'on s'en aperçoive forcément lorsqu'on le regarde. La caméra est dans une voiture qui en suit une autre. À un moment donné, elle perd le véhicule précédent de vue, avant de le retrouver. Manière symbolique de signifier qu'il est impossible de suivre et de connaître des personnages de bout en bout. Ce sera une des thématiques qui va revenir par la suite. On a envie de tout connaître d'un tel ou d'une telle, à cent pour cent, même si c'est impossible (un peu saveur Nouveau Roman, avec sa notion de rejet du personnage !).
La caméra est une narratrice omnisciente, sauf qu'elle s'introduit dans l'histoire et n'hésite pas un seul instant à interpeller directement les protagonistes, à leur poser des questions, à essayer de les mettre face à leurs omissions, à leurs faux-fuyants. Puis la caméra narratrice omnisciente va se mettre à distance, les laisser chacun raconter leur version, un peu à la manière Rashōmon, de ce qui les a amenés là. Les mécanismes du théâtre comme le monologue et l'aparté vont apparaître, mais c'est surtout la voix-off qui va faire acte de présence. Ou devrais-je dire les voix-off, celles des trois personnages principaux, qui ne vont pas hésiter à interagir entre elles à l'occasion. Avant que la caméra répapparaisse quand le film s'apprête à se terminer et pose à nouveau des questions, car le spectateur a droit de savoir ceci, de savoir cela. En fait, c'est la distanciation brechtienne qui squatte un autre art et utilise le vocabulaire de ce dernier. Mais il n'y a pas que la narration qui permet cette distanciation.
Il y a aussi une direction d'acteurs froide, retenue, ne permettant pas les gros éclats bien bruyants, qui participe à cela. Un ton qui, pourtant, n'est pas dénué d'ironie cinglante, donnant envie de rire intérieurement, en plaçant nos personnages dans certaines situations, tels des cobayes, pour souligner leur ridicule, à l'instar du mari se sentant cocufié, parti au loin, revenant précipitamment, mais faisant face à des obstacles ne semblant exister à cet instant-là que pour le faire chier profond en le retardant au maximum.
Pour ce qui est du sujet, il s'agit essentiellement de désir. Deux hommes se battent pour posséder une femme qui ne peut s'empêcher d'endosser le rôle de trophée passif. Sauf que les toutes dernières minutes ainsi qu'un twist-ending vont faire sauter ce schéma simpliste de "l'homme propose, la femme dispose" (oui, à la fin, vous aurez plus de questions que de réponses !). Le tout sur fond d'une nature sauvage et rugueuse, témoin indifférente de comportements d'êtres qui vont vouloir se laisser aller à leurs instincts les moins avouables, éloignés de toute civilisation.
C'est le premier des deux longs-métrages d'un certain Erik Løchen (qui est, pour l'anecdote, le grand-père du réalisateur Joachim Trier !), dont l'échec public va le pousser à retourner pendant treize ans aux courts-métrages, qui filme le tout techniquement avec une précision et une rigueur visuelles n'ayant rien à envier à Bergman ou à Bresson.
Je ne sais pas si Jakten mérite ou non le titre de "meilleur film norvégien de tous les temps" que certains n'hésitent pas à lui donner, car au-delà de la subjectivité même, j'avoue que le nombre d’œuvres cinématographiques du pays d'Ibsen que j'ai vus se comptent sur les doigts d'une main. Ce qui fait que je suis mal placé pour confirmer ou infirmer cela (disons que jusqu'ici, c'est le meilleur film que j'ai regardé venant de ce pays !). Mais, par contre, une chose qu'est sûre, c'est que par son audace, sa particularité et sa maîtrise, cette œuvre est fascinante.
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Créée
le 19 juil. 2021
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