Vulgaire, La Chute du Faucon Noir l'est assurément. Non par son discours politique, qui a soulevé ici où là la polémique - après tout, si Scott décide de s'affranchir du contexte pour ne se concentrer que sur le micro événement, c'est un choix - mais sur son contenu textuel, visuel, et intellectuel. Enième variation sur le thème du "nos soldats, ces héros", Black Hawk Down (de son petit nom américain) est, pourrait-on dire, le film de trop. La limite franchie entre divertissement et message moralisateur, entre images de guerre dégeulasses et efficacité visuelle. Bref, comme le fait remarquer un des personnages du film, la guerre au filtre CNN - ou dans le cas présent MTV. Agressif, bruyant, saturé, comme pour ne pas laisser respirer un public atteint d'un problème chronique d'attention.
Pas de réel scénario ici, si ce n'est une date militaire, 15 soldats US tués au combat dans les rues de Mogadiscio. Une tragédie, certes, pour une Amérique qui veut gagner, et n'aime rien autant que de s'appesantir sur ses défaites. Mais le mauvais goût assumé de l'ensemble énerve plus qu'il émeut, agace plus qu'il ne bouleverse, pour ennuyer copieusement dans la dernière demi heure du film. Qui meurt et pourquoi, on s'en contrefout. Les scènes se succèdent façon segments publicitaires - ah tiens, là il meurt d'une roquette - ah, ici il se fait couper en deux par une explosion - mince, les balles, ça tue. Dans la recherche de l'efficacité à tout prix, Scott et son Bruckheimer de producteur en oublient la moindre décence, la moindre retenue.
Tout est fait pour séduire, à commencer par l'image ultra léchée, le montage imparable, la musique qui ponctue soigneusement les scènes au moment opportun, souligne le plan de manière "photogénique". Un ballet aérien d'hélicos façon danse de voitures Renault, les combats filmés à travers des filtres de couleurs pour faire beau, l'horreur de la guérilla urbaine avec l'esthétique d'une pub Gillette. La mise en scène donne dans l'efficient, l'ultra léché. Les riffs de guitare placés en début de scène forte, les tempos lourds sur les visages crispés filmés en travelling épuisants, les ralentis (in)opportuns pour appuyer lourdement le message, Scott ne nous épargne rien, y compris les gentils troopers (tous de braves gars, au fond) qui sympathisent sur quelques tubes labellisé "1993", histoire de dater le film, puisque c'est visiblement trop compliqué de le faire via un scénario. Les jeunes aimeront. Bien sûr, on ira pas reprocher à Scott de faire du cinéma, de mettre en scène, ou de faire de belles images. Mais la question se pose tout de même en termes de sens. N'aurait-on pas atteint ici une certaine limite de l'entertainment ?
Scott n'a visiblement rien appris des précieuses leçons d'Apocalypse Now, oeuvre sublime sur la guerre spectacle et la désensibilisation, dans laquelle Coppola nous avertisssait, il y a plus de 20 ans déjà, des risques inhérents à la mise en images de la guerre, et où il nous montrait combien il était facile de se laisser avoir, d'oublier la morale pour faire du beau avec de l'horrible. Scott n'a rien retenu non plus des cours de tonton Spielberg, qui avait au moins la décence de ne pas coller de musique sur ses images de débarquement, et de chercher l'image la moins belle possible, pour ne pas donner à sa "re-réalité" une dimension hors sujet. Ici, tout est sur-appuyé, et on navigue plus dans les eaux d'un Pearl Harbor ou d'un Navy Seals que d'un Soldat Ryan. Divertissez vous, mes frères.
Le film ne nous épargne rien des clichés habituels : le bleu bite qui y passe en premier, le bon docteur qui s'acharne à sauver un soldat déjà mort (pitié), le vétéran que rien n'effraye, même pas les balles (Tom Sizemore, dans une auto-parodie involontaire de ses 10 précédents rôles), sans oublier le méchant de service (si si), ici un cruel Somalien à lunettes qui se trouve fourré dans tous les mauvais coups et meurt à la fin du film dans une sorte de catharsis climatique pitoyable. Les personnages existent le temps de se manger 3 ou 4 balles, et disparaissent aussitôt de nos esprits, en même temps que le nouveau "plan qui a de la gueule" apparaît à l'image.
Qui sont-ils, pourquoi sont-ils là, on s'en fout, l'essentiel est de faire du spectacle, bien lourd, versant lacrymal - les soldats US ont d'ailleurs le chic pour avoir toujours pleins de trucs intéressants à dire juste avant de mourir. On ne nous prive de rien : les ressorts comiques (le soldat sourd qui se vautre en courant), la musique omniprésente qui alourdit paisiblement le film et lui donne des airs de "grand spectacle", le sempiternel rapport à la famille, sans oublier les slogans matraqués à longueur de films. "Personne ne sera laissé derrière", puisqu'on vous le dit. Le spectateur, lui, a par contre le droit de se sentir largué par ce spectacle hautement déplaisant, cette guerre trop bien photographiée, découpée par des maîtres, et orchestrée sans faux plis par les rois du calibré.
Le film est vide, creux, n'a aucun recul ni point de vue moral sur ce qu'il raconte. Manquent le sens critique d'un Oliver Stone, l'ambiguité d'un Sam Peckinpah. Black Hawk Down se contente, comme c'est la mode aujourd'hui, de raconter la guerre façon boucherie industrielle, de choquer mémère avec de jolies cartes postales de violence, sans qu'on se sente un minimum concernés, complètement désensibilisés que l'on est après le 5ème cadavre. Ou quand le gore trouve sa légitimité dans le cinéma de masse. La guerre version "produit de consommation", le soldat mort en éco emballage version pack de 12. On peut louer l'efficacité du film, le savoir faire de son réalisateur, on peut aussi s'énerver devant un exercice de style roublard, aux ficelles énormes, et à l'esthétique écœurante.