Western noir et désespéré, La Cible humaine est sans conteste l’un des meilleurs films de son cinéaste, Henry King, un nom encore trop souvent mis de côté, et dont la modernité de ton et de forme sur la vision de l’Ouest n’a rien à envier aux plus belles œuvres du genre.
Texte originellement publié sur le site de Revus & Corrigés le 29/06/2020 :
https://revusetcorriges.com/2020/06/29/la-cible-humaine-1950-ou-louest-sans-issue/
L’Homme aux abois, voilà aussi comment s’est aussi appelé en Français, avec sans doute bien plus de justesse, La Cible humaine, traduction explicite de l’intrigue de The Gunfighter. Ici, « l’homme » n’a pas des « colts d’or », il n’est pas « des vallées perdues » ou « des hautes plaines », simplement « aux abois » car l’Ouest se referme sur lui. On pourrait ranger La Cible humaine dans une sous-catégorie du western où le héros ne fait que fuir, soit un ennemi, une réputation, ou un monde changeant. On repense à William Holden dans La Horde sauvage (1969) de Peckinpah : « Those days are closing fast. » Car ici, Jimmy Ringo (Gregory Peck, qui collabore pour la deuxième fois avec Henry King, quatre autres films suivront), l’un des survivants de la fusillade d’OK Corral face à Wyatt Earp et ses frères, ne fait que s’échapper, poursuivi par son passé de plus rapide gâchette de l’Ouest et traqué par tous les jeunes pistoleros qui aimeraient avoir leur quart d’heure de gloire en le descendant. Le scénariste André de Toth (néanmoins déjà réalisateur à l’époque) disait avoir eu l’idée en fréquentant les bars de Los Angeles en compagnie d’Errol Flynn et Clark Gable, alors que ceux-ci se faisaient constamment interrompre par des gamins les provoquant pour savoir s’ils étaient aussi dur à l’écran qu’à la ville[1]. Voilà ce qu’endure Ringo, condamné à abattre un par un, par légitime défense, ceux qui le défient lorsqu’il traverse une petite ville. Pourtant, le Ringo de La Cible humaine, malgré son passé trouble, n’est pas fondamentalement mauvais (contrairement au « vrai » Ringo, qui était apparemment un caïd notoire et peu scrupuleux), il rêve juste d’évasion : on dirait presque un personnage de Michael Mann avant l’heure. Tellement mannien, d’ailleurs, qu’il ne quittera pas le territoire sans avoir tenté de retrouver sa bien-aimée, Peggy (Helen Westcott) mère de son enfant, idylle évidemment impossible [2].
Le film d’Henry King a l’une des visions les plus noires et désespérées de l’Ouest. C’est tout l’inverse des clichés qu’il est facile d’avoir – et d’entretenir – sur les westerns classiques américains, aux héros fringants et aux villes vivantes et folkloriques. Ici, le gunfighter est usé et le bled où se déroule l’essentiel de l’intrigue n’est pas bien attirant – d’ailleurs, c’est le même décor de ville que dans L’Étrange incident (1943) de William A. Wellman, autre sommet du western noir. Un Ouest où la vie n’a que peu de prix ; un Ouest qui est une tragédie constante par son injustice persistance ; un Ouest un peu minable, aussi, comme le barman du saloon où échoue Ringo, interprété par le formidable, Karl Malden (commençant alors par se faire remarquer), qui se prétend son ami, l’ayant rencontré jadis, mais ayant bien vite fait de faire la commère et raconté que la plus fine gâchette du coin est dans son établissement. On ne sait plus très bien à qui l’on doit faire confiance, les frontières sont brouillées devant l’opportunisme d’avoir une « star » locale dans ce petit patelin. Une notion de la célébrité morbide et en même temps tellement américaine – à l’image de ceux qui faisaient le pèlerinage pour aller voir l’endroit où Jesse James a été assassiné.
On a parfois comparé La Cible humaine au Train sifflera trois fois, sorti deux ans plus tard. Les deux films partagent ce thème du héros seul, coincé dans une ville, rattrapé par son passé. Mais justement, les scénarios s’opposent pour des raisons passionnantes : dans La Cible humaine, Jimmy Ringo attend que sa femme daigne lui parler avant de prendre la fuite, quand dans Le Train sifflera trois fois, c’est une affaire d’honneur, le shérif Will Kane (Gary Cooper) ne pouvant reculer face aux truands qui s’apprêtent à débarquer. Or, là où les films se rejoignent de nouveau, c’est dans leur course contre la montre avant que tout n’explose, que la poignée de truands de La Cible humaine ne rattrapent Ringo qui tire sur la corde, jusqu’à la dernière minute, pour revoir Peggy. Le scénario contourne d’une manière sidérante tout ce qui est attendu – ou quand l’inéluctable devient d’autant plus cruel lorsqu’il est amené de manière surprenante. La mise en scène au cordeau d’Henry King, à la fois naturaliste et incroyablement précise, est à l’image du montage : sans un plan de trop, sans un morceau de gras sur l’heure et vingt-cinq minutes du métrage. Un sort scellé comme celui des héros grecs – dont les histoires sont d’autant plus proches de la mythologie westernienne –, portant leur gloire comme un fardeau. Mais y’avait-il une issue pour cet homme aux abois ?
[1] Anecdote racontée dans « Rencontre avec André De Toth », entretien avec Bertrand Tavernier, Cahiers du cinéma, n°197, noël 1967 – janvier 1968.
[2] Il y aurait un parallèle à creuser entre Henry King et Michael Mann. Par exemple, dans le Jesse James (1939) de King, la relation entre le personnage-titre et le shérif qui le traque ne manque, particulièrement dans une confrontation, de rappeler les personnages de De Niro et Pacino dans Heat (1995).