Si Federico Fellini et Russ Meyer (chacun dans un registre très différent) sont connus pour leur mazophilie (fétichisme des seins), Tinto Brass, lui, est connu pour sa pygophilie (fétichisme des fesses) et La Clé en est une démonstration éclatante. Adaptée d’un roman de l’auteur japonais Junichiro Tanizaki, l’intrigue a été transposée dans la Venise de 1940 et le fétichisme au cœur du texte, centré sur le pied (ce qu’on appelle en langage technique la podophilie), a été ici remplacé par celui des beaux fessiers, à commencer par celui de Teresa, jouée par la somptueuse Stefania Sandrelli et filmée par le cinéaste dans toute sa plénitude. Son mari, John Brian Rolf, dit Nino, ne cesse de s’extasier devant la croupe épanouie de la belle : « Byron, Baudelaire, d’Annunzio, Titien, Giorgione, où êtes-vous ? » s’exclame-t-il devant tant de beauté. On pense au cri du cœur de Jean-Pierre Marielle devant le postérieur de Jeanne Goupil dans Les Galettes de Pont-Aven, on pense aussi au dessinateur Robert Crumb traquant les silhouettes callipyges dans les rues de New-York…
Nino, un expert en authentification d’œuvres d’art âgé d’une soixantaine d’années, est marié depuis vingt ans à la belle Teresa, une femme plantureuse et plus jeune que lui. Leur fille, Lisa, une enseignante très engagée dans le mouvement fasciste, est fiancée à Laszlo, un jeune photographe. Nino, qui termine sa carrière davantage en margoulin qu’en expert (on le voit authentifier des prétendus tableaux d’Egon Schiele dont il sait pertinemment qu’ils sont faux juste pour rendre service à des marchands d’art) accorde bien moins d’attention à sa vie professionnelle qu’à sa vie intime. « Je me foutais de tout dorénavant, explique-t-il en voix off, mon bonheur résidait désormais dans le morceau de chair entre mes jambes. S’il se dressait suffisamment j’avais l’expression la plus totale de moi-même. » Deux problèmes se posent pourtant à lui : ses performances ne sont plus ce qu’elles étaient (disons, pour dire les choses avec délicatesse, qu’il est plus à l’aise dans le sprint que dans le marathon) et sa femme, qu’il continue de désirer ardemment, est devenue trop prude à son goût. Il tente alors de la pousser à la transgression en l’incitant par une ruse (il laisse négligemment trainer dans son bureau la clé de son tiroir secret – la chiave qui donne son titre au film) à prendre connaissance de son journal intime, dans lequel il consigne ses fantasmes. Découvrant qu’elle n’est pas insensible au charme de leur futur gendre, il fait en sorte de la pousser dans les bras de Laszlo. Teresa finit par céder : « Je me sentais comme au cinéma, abandonnée à l’intrigue. » Nino, à la fois tourmenté et comblé par la situation, est foudroyé par un accident vasculaire cérébral lors d’une dernière nuit d’amour, suffoquant au spectacle des fesses de son épouse occupée à ramasser sur le sol de la chambre les perles échappées d’un collier. « J’avais accepté ton jeu, complice loyale, fidèlement infidèle » songe Teresa, revenant de l’enterrement de son mari en gondole tandis que sur le Grand Canal des haut-parleurs diffusent à plein volume le discours de Mussolini appelant l’Italie à partir en guerre.
Nino, en bon pervers candauliste, est un esthète et aime vivre les choses par procuration. Depuis le salon de son coiffeur il observe au moyen d’une longue vue des voisines s’adonnant au triolisme (l’usage soudain du noir-et-blanc pour ces plans suggère d’ailleurs qu’il imagine peut-être davantage qu’il ne voit). Ayant emprunté un appareil photo à Laszlo, il prend des clichés de sa femme endormie sous toutes les coutures, la manipulant à sa guise (au sens propre et au figuré) et jouant avec les éclairages, que ce soit celui de sa lampe, qu’il oriente de différentes manières, ou celui des lumières alternatives des manœuvres militaires qui ont lieu dans la rue. Lisa découvre ces photos dans le studio de Laszlo, qui les a développés, et s’indigne contre ses parents et les mœurs dissolues qu’elle leur prête. Elle semble a priori représenter l’élément le plus « moral » de cet étrange quatuor et pourtant, dans sa colère et son rappel à l’ordre (lequel est également symbolisé par le fait qu’elle est la seule à faire allégeance au régime quand les trois autres semblent se désintéresser des affaires publiques), elle intrigue à son tour pour pousser son fiancé dans la couche de sa mère. A ce jeu dangereux, le vieux Nino a peut-être trouvé, en sa fille, un esprit plus manipulateur encore que le sien.
Teresa, pour qui le premier contact avec Laszlo sera celui de la piqûre d’une seringue dans les fesses administrée par le jeune homme suite à un évanouissement de la maîtresse de maison, aura finalement accédé au fantasme de son mari, fantasme d’intimité sans pudeur et de dépossession. Lorsque Nino l’étreint par la suite dans son sommeil, ce n’est plus son prénom qu’elle prononce mais celui de son gendre. « Mais, tient-elle à préciser dans le journal intime qu’elle tient à son tour, ce n’est pas par soumission d’épouse que je l’ai fait mais par luxure de femme. » Elle hésite à confier ses pensées coupables au confessionnal mais lorsque le prêtre arrive elle quitte subitement l’église où elle s’était retirée pour se recueillir. Retrouvant Laszlo en tête à tête au célèbre Café Florian et observant avec lui le spectacle amusant des Vénitiens glissant sur les pavés trempés, elle se retrouve en sa compagnie à l’hôtel au cours d’une scène plus burlesque qu’érotique dans laquelle le jeune homme s’agite en tous sens et produit des hennissements de chevaux pour exprimer sa fougue. Apaisés après la tempête, ils s’observant dans un grand miroir ovale et se comparent au couple mythologique constitué par Jupiter et Junon.
Tinto Brass, avec sa caméra caressante et son usage du flou qui n’est pas sans faire penser parfois à David Hamilton, excelle dans l’art d’exalter la féminité généreuse de son héroïne, que ce soit à travers l’exposition de sa croupe sous une lumière virevoltante ou à travers le dévoilement soudain, par un vent mutin, d’une cuisse ou d’une jarretière – lors d’une promenade sur la plage ou même lors de la scène de l’enterrement, lorsque Teresa remet subrepticement sa robe en place peu avant de croiser une barque rempli de squadristes chantant à tue tête. Cet érotisme est présent partout, depuis ses mises en scène les plus conventionnelles (lors des scènes d’amour) jusqu’à ses transpositions les plus déviantes (Teresa urinant dans une ruelle obscure durant la nuit du réveillon tandis que son mari fait le guet) ou les plus symboliques, à l’image de ce plan, tout sauf innocent, montrant l’eau de la mer s’infiltrant sur le pavé vénitien en débordant d’une bouche d’égout. Une œuvre libertine et élégante qui compte parmi les plus beaux films de ce cinéaste.