Difficile d’expliquer ce qui me plait tant dans le second long métrage de Rohmer. Avant tout, nul doute que la rupture avec ses précédents essais me fascine, et m’exalte aujourd’hui alors qu’elle avait tendance à me crisper hier. En effet, c’est un film si fou et décalé qu’il ne se livre pas aisément la première fois, tout du moins pas à l’image de certaines réussites rohmériennes nettement plus immédiates. Il faut s’y perdre encore et encore à plusieurs reprises pour en saisir sa respiration et en accepter sa folie. Il me semble qu’il me manque encore un petit quelque chose pour véritablement le porter au pinacle.

Dans l’une des trois séquences introductives et présentatives, à savoir celle qui concerne Daniel, nous le voyons discuter avec un homme, probablement un critique d’art, autour de sa création : Une boite de conserve hérissée de lames de rasoir. La scène n’a pas de lien direct avec le récit mais elle annonce la couleur, la folie du personnage, son imprévisibilité, l’un des trois fondements sur lesquels le film va se caler, à l’image du segment introductif précédent, dévoilant en silence, sinon le léger bruit des vagues, le corps de la jeune Haydée sur le bord d’une plage, la grâce nonchalante faisant déjà corps avec le cadre, avant que ce dernier, par des plans découpés sculpturaux, ne se focalise sur ses jambes, ses bras, son buste, son cou.

Adrien a lui aussi son prologue : il laisse sa compagne en partance pour Londres, après avoir participé à une discussion sur la beauté, avec cette femme qui explique la condition sine qua none d’être beau à ses yeux pour attirer un minimum son intérêt. On est déjà dans le monde d’Adrien, fait de questionnements complexes sur les apparences, jamais débarrassé de cette tentation sexuelle. C’est cela qu’il veut contrer en s’apprêtant à expérimenter la recherche du néant absolu. Ne rien faire, tenter de ne plus même penser et c’est ce séjour dans la maison d’un ami sur la Côte d’Azur qui devrait lui permettre d’atteindre ce défi de l’inactivité. Il sera bien entendu accompagné de Daniel, son maître en la matière nous dit-il, dont il admire la capacité à ne rien faire. Adrien se baignera donc chaque matin aux aurores et le reste du temps il lira, dormira. Mais il peine encore à faire le vide total, à pratiquer l’art du désœuvrement jusqu’à sa représentation la plus excessive.

Tout serait donc si simple s’il n’y avait Haydée, une jeune femme invitée elle aussi pour l’été et dont les garçons supportent de moins en moins ses habitudes de ramener des garçons de coucherie ainsi que son extrême nonchalance. Comme un présage, Adrien avait déjà croisé Haydée quelques temps avant l’été – durant la scène introductive qui lui est consacrée. Il errait dans une maison et la curiosité attisée par une statuette de femme nue il avait surpris un homme et une femme en train de faire l’amour sur un lit juste à côté. Il avait seulement entrevu le visage de la femme, celui de Haydée donc, qu’il ne connaissait pas encore, avant de se dérober aussitôt. Leur future relation portait déjà les stigmates d’une attirance doublée d’une gêne liée au corps de l’autre – le corps nu de la statuette se substituant au corps nu d’Haydée, l’image au réel. Ces corps en déambulation ne cesseront d’orner le film, Rohmer allant parfois même jusqu’à structurer et découper le plan en fonction de ces corps comme il le fera dans la séquence introductive consacrée à la jeune femme.

Le fameux trio cher aux contes moraux de Rohmer est présent là aussi mais déjà plus complexe et retors que dans ses courts. En apparence nous avons donc affaire à un trio d’une femme pour deux hommes mais dans la mesure où Daniel agit en électron libre (on peut même l’assimiler un court moment à une énième conquête d’Haydée, comme si elle avait ensorcelé et abolie d’un claquement de doigt sa forte personnalité) on est tenté de décaler le trio à un homme, Adrien le narrateur, et deux femmes, celle du titre, spectre estival, symbole de la tentation et du désœuvrement et Jenny, sa belle, qu’Adrien finira par rejoindre à Londres dans la dernière séquence. Ma nuit chez Maud réitéra ce procédé, de manière plus évidente, le quatrième personnage, la femme espérée Françoise, étant aussi un personnage à part entière et non plus hors-champ.

On peut s’amuser à déceler ci et là quelques tendances rohmériennes en germe bien que son cinéma se rapproche ici des expérimentations de la Nouvelle vague, plus proche en un sens, toute proportion gardée, d’un film Godardien que de ses variations morales suivantes. La collectionneuse est un film très délicat à apprivoiser tant il s’enfonce à l’image de ses personnages dans un mystère diffus. Rarement chez Rohmer ils n’auront été si hermétiques, réduits à leur intellectualisme distant et hautain, à leur quête primordiale du néant. « … J’étais enfin seul devant la mer… J’aimais que le regard que je portais sur elle fût le plus vide possible, exempt de toute curiosité de peintre ou de naturaliste… ». C’est malgré tout une spécificité rohmérienne que les personnages soient agaçants, parfois presque insupportables, qu’il s’agisse de se coltiner les turpitudes d’un catholique convaincu ou les douloureux échecs d’une demoiselle introvertie. C’est donc une récurrence mais tellement poussée à son point de rupture ici que certains n’y voient que misogynie. C’est à mon sens se méprendre sur les intentions du cinéaste qui fait justement d’Adrien et Daniel des êtres en parfait décalage, faussement blasés en guise de jeu, mais paumés peut-être vraiment, où la méchanceté se déclenche devant la nonchalance des autres. Ce n’est pas anodin s’ils s’organisent d’une part un planning de l’inactivité (se baigner, lire et dormir) et d’autre part si Daniel crée des objets artistiques que les gens ne pourront saisir. Tandis qu’à leur côté, Haydée, mystérieuse et silencieuse garde toute sa grâce et semble gagner quelques soit ce qu’elle entreprend ou subi, d’où une docilité à toute épreuve qui à première vue peut sembler douteuse.

Pourtant, c’est en somme un film à l’ode de la femme, solaire, libre, indomptable. S’il existe un mépris ici il s’agit bien du sien mais la beauté de ce personnage est d’être au-dessus de cet éventuel mépris, constamment gagné par l’appétit de l’aventure, jamais par la suffisance, contrairement aux deux hommes qui partagent avec elle cette villa du sud. On imagine par ailleurs qu’elle continuera sa quête mystérieuse de son côté – A l’instar de La boulangère de Monceau – peut-être avec ces deux garçons qui l’alpaguent pour l’emmener en Italie avant qu’Adrien ne l’abandonne en se dérobant, peut-être ailleurs, seule, accompagnée, on ne sait pas, c’est là toute la splendeur de ce personnage. Elle n’a pas besoin de cela pour exister. Elle n’a pas besoin de taper de l’espadrille avant de se gausser de ses interlocuteurs en nourrissant ses sorties théâtrales d’insultes. Le prologue saisissait déjà cela en la laissant déambuler sans but, sans inquiétude, en harmonie avec l’environnement. C’est un instinct imperceptible qui la guide, non une prise de pouvoir. Il n’y a plus de verbe, seulement l’image.

La dernière scène du film, abrupte sur l’instant, est rétrospectivement bouleversante, témoignant de l’incapacité de cet homme à toucher à cette espérance fixée au départ, ne trouvant dans la solitude détachée finale qu’il convoitait tant que l’ennui et l’insatisfaction intellectuelle et affective. Cette vanité trouve donc son point de rupture ici, lorsque le jeu n’a plus moyen d’exister, lorsqu’enfin, Adrien, extirpé de son quotidien (qu’il n’avait en un sens fait que prolonger jusqu’ici) se retrouve coincé et dépendant de sa maîtrise.

Le titre peut là aussi être perçu comme déplacé puisque s’il y a collection quelque part dans le film cela concerne davantage Adrien et Daniel, plutôt qu’Haydée, étant donné l’attachement qu’ils vouent à leur style, image et verbe, tandis qu’elle est plutôt du genre à saisir chaque instant à la volée, sans aucun calcul. Tous deux collectionnent en effet les morceaux de bravoure dont ils sont leurs seuls admirateurs respectifs. Adrien dans la volonté de s’accaparer tout ce qui l’entoure, tout commenter, voulant en somme mettre en scène ses vacances, et Daniel choisissant lui de se mettre en scène, au détour de répliques théâtrales savamment construites et préparées. Si l’on considère donc la collection comme la maîtrise ou le désir de maîtrise, le terme sied nettement mieux aux deux garçons.

A côté de l’hermétisme global renforcé par le dandysme absolu de ses personnages masculins la réussite de Rohmer, au moins avec ce film-là, est d’avoir su créer des instants de magie, su saisir des regards, des sourires, gratuitement, renvoyant à l’idée d’indolence procuré par ce premier essai estival, ce premier conte d’été.
JanosValuska
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le 29 janv. 2014

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