L'oeuvre de Rohmer est influencée par les valeurs chrétiennes, et plus particulièrement par les écrits de Pascal. Je suis au contraire athée (ou, à la limite, agnostique) et je ne porte pas Pascal haut dans mon estime (j'écrirai peut-être un jour une critique sur Les Pensées pour montrer à quel point je trouve ce "mathématicien" et "philosophe" surestimé). Mais Rohmer est un virtuose du recyclage, du détournement, de la ré-appropriation, et, à la manière de ces artistes qui assemblent des ordures pour fabriquer de belles structures, il réussit à partir de matériaux intellectuels vieillots voire dépassés à construire un discours moderne et pertinent. Ainsi, si l'argument du pari dans sa forme originelle apparaît comme une modélisation probabiliste bancale (j'irais même jusqu'à dire qu'elle contient une erreur - je m'expliquerai plus longuement sur ce sujet quand j'en aurai le courage), Rohmer retient l'idée du raisonnement et l'applique à des situations plus subtiles dans Ma Nuit chez Maude (cadre politique) ou encore dans Conte d'Hiver (cadre sentimental). Dans la Collectionneuse, il n'est pas question du pari, mais plutôt du divertissement. Cela dit, Adrien, le personnage principal, un peintre "au profil d'aigle qui se sent proche des dieux", n'a pas l'intention de passer ses vacances à penser à Dieu et à sa propre mort. Il prévoit plutôt de passer son été l'esprit vide, à contempler la beauté de la nature provençale, comme en témoignent ces plans fixes sur la Méditerranée, son eau diaphane et ses algues qui se meuvent au rythme des vagues.
" Je m'efforçais même de ne plus penser, j'étais enfin seul devant la mer, loin du rite des croisières et des plages, réalisant un rêve très cher de mon enfance et, d'année en année, différé. J'aimais que le regard que je portais sur elle fût le plus vide possible, exempt de toute curiosité de peintre ou de naturaliste, car, peut-être, si j'avais suivi l'une de mes pentes, aurais-je passé ma vie à collectionner et à herboriser." Adrien recherche quelque chose proche du farniente, on comprend mieux le titre : il rejette l'acte de collectionner qui représente le désir jamais satisfait, la fuite en avant, un monstre engendré par une société où l'on doit toujours agencer des moyens pour atteindre des fins stériles. Adrien n'est pas en quête de rien (comme j'ai pu le lire dans une critique moqueuse), il est en quête de l'acte gratuit de la contemplation hédoniste.
Ne nous fourvoyons pas : Rohmer n'est pas un austère dévot prêchant contre toute forme de plaisir, au contraire, il se bat pour remettre au premier plan ce qui pour lui constituent les sources authentiques de bien-être : l'amour sincère (qui est dans ce film associé à Jenny que l'on voit au début du film, jouée par Minajou Bardot - bien plus belle que sa soeur à mon sens - qui s'est d'ailleurs mariée, dans la vraie vie, avec l'acteur qui joue Adrien) et le plaisir que l'on peut tirer à profiter des beautés de la nature.
En l'absence de la femme qu'il aime, il ne lui reste plus que la deuxième option. Sauf que voilà, entre toutes les beautés naturelles qui l'entourent, il y en a une qui va retenir particulièrement son attention, celle d'un corps (voir le premier prologue). Mais ce corps est habité par un esprit, l'esprit d'Haydée (l'actrice s'appelle effectivement Haydée), et, horreur, Adrien soupçonne Haydée d'être une collectionneuse.


Dans ce film, Rohmer ne cherche pas à se replier sur ses propres valeurs et à se construire un petit univers personnel et inébranlable (comme il l'a parfois fait par la suite - et ça n'a pas donné que du mauvais d'ailleurs tant ses oeuvres sont décalées et authentiques). Au contraire, il s'ouvre au monde extérieur, il accepte la confrontation. Il l'accepte à la fois à l'intérieur de l'histoire du film, puisqu'Haydée échappe à la logique d'Adrien (il s'aperçoit tardivement qu'elle n'est peut-être pas ce qu'il croyait qu'elle était), qu'Adrien voit ses propres principes moraux s'effondrer comme dans une démonstration par l'absurde (il prétend toujours agir moralement, et, de fils en aiguilles, se retrouve presque à prostituer une fille au coeur plus pur qu'il ne l'imaginait), et enfin, il doit affronter verbalement Sam le libéral devant Haydée (un dialogue qui aurait pu devenir culte si Rohmer intéressait davantage les masses). Rohmer accepte aussi la confrontation avec l'extérieur et le monde réel de façon directe puisqu'il a demandé aux acteurs de participer à l'écriture des dialogues, d'inventer en partie leurs répliques, et qu'il leur a laissé une grande liberté dans le jeu, l'interprétation. Le résultat ? Des personnages qui se mentent les uns aux autres, qui se trompent, qui se mentent à eux-mêmes (notamment Adrien qui ne veut en aucun cas admettre qu'il n'est pas le centre de l'attention d'Haydée et de Daniel). Ni des héros, ni des antihéros (et même si Daniel nous paraît franchement antipathique, on nous avait prévenu : c'est un hérisson qui barricade sa sensibilité derrière des lames de rasoir). Des personnages complexes, consistants, fascinants. Et c'est avec des yeux rieurs et presque ironiques que Daniel prétend qu'il a "trouvé le bonheur dans la vertu et la vie simple". Car La Collectionneuse n'est pas un film qui se prend toujours au sérieux, c'est même un film drôle par moments. "L'avenir appartient à ceux qui se lève tôt", dit Adrien pour rire, lui qui n'a "jamais abordé l'aurore qu'à revers, au sortir de ses nuits blanches" - et, s'il décide de changer ses habitudes et de se lever tôt, ce n'est certainement pas pour que l'avenir lui appartienne (si vous avez suivi …). Ces scènes consécutives où l'image contredit la voix off (" je mis d'emblée nos relations sur le plan de la plus franche camaraderie", alors qu'il enlève lui-même le jean d'Haydée quand elle vient se baigner, "pendant quelques jours, nous vécûmes très agréablement tous les trois", on voit Daniel regarder avec un air boudeur Adrien et Haydée allongés sur la plage l'un à côté de l'autre, "occupés à l'accomplissement des tâches domestiques dont nous grossissions l'importance à plaisir", on voit Daniel accroché à la fenêtre se balancer comme un gamin en trollant la femme de ménage), cette scène où Adrien se fait passer pour un médecin auprès du petit fils à papa benêt …
La Collectionneuse est un film profond et, d'une certaine manière, engagé, mais Rohmer n'en a pas profité pour se reposer sur ses lauriers : non, c'est en plus magnifiquement écrit, et le film garde un rythme soutenu, l'histoire avance vite sans être bâclée.
Je ne lui met pas la note maximale car il manque pour moi d'un peu de grandeur, d'amplitude … Ou plutôt, on le sent à l'étroit, claquemuré dans ses 90 minutes. J'aurais bien aimé une petite demi-heure de plus, par exemple pour nous présenter davantage Jenny et sa relation avec Adrien. Un personnage féminin un peu plus loquace qu'Haydée aurait pu rendre le film plus complet. Ca aurait d'ailleurs permis de donner plus de sens à la fin qui laisse un peu tomber le spectateur, puisqu'Adrien part retrouver un personnage que l'on ne connaît presque pas.

Chanclissard
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le 9 mai 2014

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