Tourné avec très peu de moyens sur une période de plus de cinq ans, « Pather Panchali » (rebaptisé en France « La Complainte du Sentier »), est pourtant une petite révolution pour le cinéma indien, et plus particulièrement bengali. Le réalisateur Satyajit Ray, se calquant ici sur le modèle du néo-réalisme, parvient à donner naissance à un film exigeant tout en ouvrant les yeux de l’Occident sur l’inventivité indienne. À des années lumières du faste de Bollywood, Ray observe en toute simplicité le destin dramatique d’une famille pauvre dans un petit village du Bengale tout en restant à hauteur d’homme. Les caractères ne tardent pas à apparaître. Le père, éternel optimiste, s’oppose à la rigueur de la mère sous les grands yeux d’Apu, dernier né de la tribu et élément central de l’intrigue.
« La Complainte du Sentier » se trouve à mille lieux du manichéisme. Le film traite principalement de querelles de voisinage, d’ennuis financiers, d’éducation, se posant également sur les liens sociaux et familiaux. La première partie plante immédiatement le contexte en s’attelant à décrire cette vie aussi dure que modeste. Mais pas de voyeurisme, ni mièvrerie. La grande réussite de Ray se trouve dans sa façon de reprendre ses influences italiennes pour les inscrire dans un film aux thématiques typiquement indiennes. Le cinéaste, si il n’est pas né avec la cuillère en argent dans la bouche, venait de la bourgeoisie, et ne connaissait donc rien de l’existence des villageois pauvres. Il donne pourtant à son film un réalisme sans tache, ne peinant pas à éveiller l'intérêt du spectateur pour ses tranches de vie en s'attachant aux émotions.
La seconde partie de « La Complainte du Sentier » est celle du drame. Ici se retrouvent cadrer le duel entre l’innocence de l’enfance et la réalité de la vie. Les morts viennent avec pudeur. Les disputes familiales sont filmées sans voyeurisme, mais sans retenue. Le temps devient méditatif, lyrique et réaliste. Chaque plan façonne délicatement une cascade d’humanisme autant que la tragédie de la pauvreté. Empreint de spiritualité, « La Complainte du Sentier » se refuse au misérabilisme. Par la suite, l’industrie du cinéma indien déplorera que Ray ait pu montrer la navrante réalité du statut de l’inde tiers-mondiste. Une réalité où les enfants trompent la misère en se baladant aux cotés d’un marchant de bonbons, ou en mangeant un fruit. Mais encore une fois, la pudeur détruit toute forme de misérabilisme. Sont mis sous nos yeux des personnages magnifiques, le plus marquant étant incontestablement celui de la mère, souffrant bien plus qu’elle ne fait souffrir, ou celui de la tante, alliant bonheur de douleur.
Pour finir, comment passer à coté de la musique, sublime, de Ravi Shankar, envahissant le film de douceur dès le générique. « La Complainte du Sentier » nous fait rappeler que l’Inde est, avant d’être un pays se partageant entre palais et pauvreté, une culture millénaire, dont les richesses et les mystères nous paraissent bien éloignés. C’est en s’autorisant à la contemplation que Ray donne à son premier film une pale grandeur, tout en lui offrant une importante limpidité en infiltrant sa caméra dans un environnement jusque là négligé. L'occasion de rappeler que la force vient de la simplicité.