La complainte du sentier est un film de Satyajit Ray tiré d'un roman feuilletonnesque indien de langue bengali. Il s'agit aussi du premier chapitre fait en 1955 de "la trilogie d'Apu" dont le second, "l'invaincu" sera réalisé en 1956 et le troisième "le monde d'Apu" en 1959.
Il faut tout d'abord préciser les incroyables conditions de réalisation de ce film qui est le premier film de Satyajit Ray, un pur cinéphile qui n'avait cependant jamais pratiqué le métier. Ayant eu peur de ne plus pouvoir maîtriser son sujet s'il s'adressait aux canaux classiques indiens, il réunit autour de lui des gens inexpérimentés et met en scène son film avec les moyens du bord qu'on imagine en fonction des ressources allouées par l'Etat bengali.
Il faut aussi dire que Satyajit Ray a profité du tournage du film "le Fleuve" en Inde pour observer et discuter avec Renoir qui l'encouragea à passer de l'autre côté de la caméra.
La gestation du projet prendra 3 ans mais quel résultat !
Ce chapitre de "la trilogie d'Apu" s'attache à l'histoire d'un enfant de 7 ans, Apu, fils d'un Brahmane, habitant avec sa petite famille, la maison familiale délabrée et ruinée dans un village. Le père, qui a des ambitions littéraires mais sans succès, ne peut consentir à prendre n'importe quel emploi. Autant dire que dans la famille d'Apu, on ne mange pas tous les jours à sa faim... Le père est dans le déni et la mère veille et travaille sans relâche...
Le film n'est pas du tout dans le style fastueux de Bollywood mais plutôt dans un style réaliste, je dirais à l'italienne, après-guerre, dont je devine que Satyajit Ray a pu s'inspirer (par exemple, "le voleur de bicyclette" de V. de Sica).
Le personnage de la mère est très beau. On sent la volonté du réalisateur de reconnaître le rôle et l'importance de la mère de famille qui maintient la cohésion de la famille par son amour de ses enfants et de son mari.
Pour autant, le film ne fait pas du tout dans le pathos ou le misérabilisme même si certaines scènes sont pleines d'une grande émotion magnifiquement appuyée par la musique de Ravi Shankar.
Le film montre les relations de voisinage ou les disputes sans filtre mais avec une grande pudeur.
Un point important, à mes yeux d'occidental en tous cas, me parait être la mise en évidence de la différence de traitement entre le fils Apu, qui est plus favorisé que sa sœur Durga. Apu sera instruit tandis que sa sœur est plutôt destinée à un rôle de servante.
Cependant, on sent chez Satyajit Ray une nette volonté de faire bouger les lignes dans ce domaine, ne serait-ce qu'en montrant l'amour du père à l'égard de sa fille et son désespoir absolu lorsqu'il apprendra la mort de Durga à son retour de voyage. De même, il réalise de très beaux portraits en gros plan de Durga qui, un tantinet espiègle mais au grand cœur, chaparde dans le verger voisin des fruits pour les offrir à sa grand-mère ou à son petit frère Apu...
J'ai parlé de la tonalité du film pleine de pudeur, je pourrais aussi parler de la grande dignité de tous ces personnages dans leur misère et dans leur lutte désespérée pour s'en sortir.
Le casting est composé d'acteurs amateurs à l'exception de la vieille dame Indir, la tante du père d'Apu qui était, semble-t-il une véritable actrice indienne à la retraite et en mauvaise santé.
Une autre dimension du film est la poésie qui se dégage des paysages longuement filmés et presque contemplatifs tels les mouvements des nénuphars agités par le vent sur l'eau ou le "bal" des insectes qui frôlent la surface de l'étang.
Le film est baigné de l'excellente musique de Ravi Shakar qui sait se faire discrète lors des moments paisibles ou heureux ou bien qui se substitue, par pudeur, aux paroles lors des moments de désespoir.
"La complainte du Sentier" est un film qui a révélé au monde occidental le cinéaste Satyajit Ray. Un prix spécial lui a été décerné lors du festival de Cannes en 1956. Même si j'avais déjà vu d'autres films de ce cinéaste prolifique grâce notamment au Cinéma de Minuit ("le directeur de la poste" et "le salon de musique" notamment), je viens de découvrir avec grand intérêt ce film et vais voir dans les prochains jours ou semaines, les deux autres chapitres de "la trilogie d'Apu".