S’il est une qualité qui émerge immédiatement à la vue de ce magnifique film, c’est l’extraordinaire utilisation d’une photographie exemplaire à bien des égards. Chaque plan est un enchantement, de par l’utilisation de la lumière et la perfection d’un cadrage bien à propos qui n’oublie jamais de mettre en avant le naturalisme situationnel et ainsi d’iconiser les personnages dans leur quotidien. En filmant des visages de gens qui mangent avec les mains ce qui pouvait manifestement laissé indifférent un certain François Truffaut, le cinéaste Satyajit Ray, dont il s’agit du premier long métrage, utilise les attributs du néo-réalisme à la De Sica avec une incroyable faculté d’en faire ressortir les qualités essentielles à ce genre d’œuvre sans en pervertir le propos avec un trop-plein de sentimentalisme ou de pathos. L’émotion nait de l’image.
De l’idée que le cinéma est avant tout une question d’émotion ou de ressenti, le cinéaste fait une véritable gageure qui ne nous quittera plus jusqu’à une fin, qui débouchera sur deux autres longs métrages, puisqu’il s’agit d’une trilogie. Par ailleurs, il est très bien venu de découvrir ce genre d’œuvre pour faire taire tous les clichés inhérents au cinéma indien. Point de chorégraphies enchanteresses ne sont utilisées ici pour coordonner les émotions, seules les notes mélancoliques du sitar du musicien Ravi Shankar accompagne quelques élégantes pauses laconiques.
Filmant le quotidien, et les réalités sociologiques de cette famille, sans jamais porter le moindre jugement, même si certaines réalités émergent d’elles-mêmes : l'implacabilité patriarcale, la dureté avec laquelle certains personnages subissent, une injuste mise à l’écart, je pense à la vieille tante ou la sœur du petit Apu, Ray dissout le trop-plein d’émotions que pourrait automatiquement faire naître ce genre de pris partie, en faisant jouer la notion de cinéma dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Il sait faire taire la logique narrative par l’utilisation de magnifiques ellipses anoblissant les personnages au-delà de toutes considérations ou effets de styles pompeux. Pas besoin de longues explications, d’ailleurs le film ne comporte que peu de dialogues, si ce n’est que pour servir l’évidence situationnelle.
Me concernant, il s’agit du premier contact que j’ai avec l’univers de ce cinéaste que je classerai d’emblée dans la catégorie des très grands cinéastes, aux côté d’un Yasujiro Ozu ou d’un Vittorio De Sica. Tout passe par l’image dans ce genre d’œuvre, et le cinéma est avant tout une idée qui permet l’abstraction de l’extraordinaire en le confrontant au réel, comme un jeu d’ombres sur un mur sans décors.